
Pierre Lafitte était l’un des grands noms de la presse française au début du XXe siècle siècle (voir note 1). Ancien journaliste à L’Écho de Paris, son groupe de presse comprenait des titres très célèbres comme Femina (1901), Musica (1902), L’Art et les Artistes (1905), Fermes et Châteaux (1905), Le Petit Magazine de la Jeunesse (1905), Je sais tout (1905) ; c’est dans ce magazine qu’ont été publiées avec un immense succès, sous forme de feuilleton, les nouvelles d’Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur de Maurice Leblanc, etc.
En 1905, les publications Pierre Lafitte acquièrent l’immeuble situé au 90, avenue des Champs-Élysées et chargent l’architecte Henri Petit de complètement restaurer l’édifice qui devient Hôtel des Publications Pierre Lafitte inauguré le 19 mars 1907 (voir note 2). C’est là que se situait le Théâtre Femina, parfois appelé Salle Femina. Son nom est directement lié à celui de la revue Femina dont les bureaux étaient dans cet immeuble. Au demeurant, le « F » du terme Femina qui figure sur la façade de l’immeuble avait exactement la même forme que celui du nom de la revue.
La restauration et les créations architecturales qui ont été faites conjuguant esthétique et modernité étaient d’une telle qualité et originalité que la revue La Construction moderne de 1907 lui a consacré deux articles très détaillés dans ses numéros des 29 juin et 6 juillet 1907 (n°39 et 40), illustrés par des photos de Chevojon constituant les planches numérotées 96 à 100 (voir note 3).

Durant un peu plus de deux décennies, ce théâtre a été l’un des hauts lieux de la vie parisienne, proposant des spectacles variés concernant le théâtre, les revues, les spectacles pour enfants au moment de Noël et des créations importantes. C’est dans ce lieu que Jean Cocteau fit ses débuts sur scène, en 1908, et que plusieurs artistes comme Mistinguett, Maurice Chevalier, Harry Baur, Raimu, etc., connurent certains de leurs grands succès.
Dès lors, pour quelle raison s’intéresser à ce théâtre dans ce blog consacré au tango argentin alors que la musique et la danse étaient très loin de constituer un centre d’intérêt pour ce lieu artistique ? Il faut en rechercher la raison dans un fait unique mais qui a eu un retentissement considérable à Paris, à savoir les débuts de Carlos Gardel dans la capitale française dont il sera question dans un futur article (voir note 4).
En ce moment, le tango a une mauvaise presse à Paris, Excelsior, qui n’est pas un journal collet monté, a ouvert une enquête auprès de ses lectrices pour savoir ce qu’elles pensent du tango. La plupart condamne cette danse comme inconvenante. […] ».
Au contraire, la revue Femina s’est beaucoup intéressée au tango et lui a consacré de nombreux articles accompagné de photographies, parfois didactiques.

L’ARCHITECTURE DU THÉÂTRE
Dans un article signé A.L.R., la revue La Construction moderne donne, dans son numéro du 29 juin 1907, de précieuses informations sur l’établissement :
« La Construction moderne annonçait, il y a quelques semaines sous ce titre « La Maison des Magazines » l’inauguration d’un nouvel hôtel Femina aux Champs-Élysées et donnait un aperçu de ce que comporte aujourd’hui le programme d’une grande maison d’éditions.
L’architecte, M. Henri Petit, a bien voulu nous autoriser à publier pour nos lecteurs les documents complets qui font de cet immeuble par la multiplicité et le bon fonctionnement de ses services une nouveauté marquante dans le domaine de la Construction.
L’hôtel Femina comprend un ancien hôtel [il s’agit de l’hôtel Dufayel] avec façade sur les Champs-Élysées, et un immeuble nouveau de 7 étages élevés dans la cour sur l’emplacement des écuries dépendant de l’hôtel.
Les différents services qui y sont abrités appartiennent à la maison d’édition proprement dite.
Les dépendances sont : la salle de théâtre, la galerie des fêtes et des expositions, la photographie d’art. […].
Le rez-de-chaussée, indépendamment de la salle de spectacle, de l’immeuble nouveau sur la cour, et du foyer, comprend un grand vestibule d’entrée, avec une salle spécialement réservée aux abonnements aux différentes revues de la maison.
Premier étage. Un escalier monumental conduit à l’étage de l’administration. Un vestibule et un salon d’attente précède les bureaux de la direction, du secrétariat et de l’administration. Ces trois services sont très luxueusement installés dans les pièces faisant partie de l’ancien hôtel, et donnant directement sur l’avenue de la Grande Armée. […].
2e et 3e étages. À partir de cet étage, commencent à proprement parler les services spéciaux nécessités par la publication des revues de la maison. […]. »

La Construction moderne 6 juillet 1907 étudie plus particulièrement le théâtre :
« Dans notre dernier numéro, nous avons donné une vue d’ensemble et une travée de cette salle coquette, que la richesse de décoration a fait l’une des plus agréables salles de spectacles de Paris. Le maître sculpteur-décorateur, M. Cogné, a été chargé de la partie sculpturale, qui a été particulièrement étudiée et exécutée avec soin.
Les figures d’artistes lyriques et dramatiques les plus connus de nos scènes parisiennes [Ève Lavallière, Sarah-Bernhardt, Mounet-Sully, Albert Brasseur notamment] reproduites avec un véritable talent, forment une série de motifs décoratifs sur les bandeaux au-dessous des voussures également décorées. […].
Cette salle de spectacle devant servir à l’occasion de salle de bal, il y avait lieu, pour l’architecte, de rechercher un moyen rapide de transformation, pour la mettre soit sur plan horizontal [de plain-pied avec la scène], soit sur plan incliné à 0,10 par mètre [il est très probable que cette idée ingénieuse a inspiré la construction du basculo du théâtre Apollo peu de temps après].
Le plancher de la salle, anciennement armée, pesants 116 000 kilos, repose en son milieu sur un axe en acier monté sur six coussinets en bronze ; il est équilibré, ce qui rend la manœuvre facile au moyen d’un simple cric. […].
L’orchestre a été placé partie sous le proscenium et partie dans la salle ; le vide en est comblé, dans les deux positions du plancher, par un parquet mobile.
La scène, exigüe en raison du terrain disponible, a dû être aménagé de façon toute nouvelle ; des fermes, frises et plafonds sont fixés à des solives porteuses se mouvant horizontalement et verticalement ; toute la machinerie de scène est faite en fer, ainsi que le bâtis des décors.

Un panorama de 54 mètres en toile métallique s’enroule sur deux tambours à gauche et à droite et glisse sur une patience en cornière.
Les fauteuils de la salle ont été fixés sur des plates-formes pour en rendre l’enlèvement facile et éviter les trous de vis dans le parquet.

La galerie surplombant la salle est également en ciment armé [quelques années plus tard, l’utilisation du ciment armé allait être beaucoup utilisé pour la construction du Théâtre des Champs-Élysées] ; la balustrade qui la contournait inspirée de celle du théâtre de Trianon.
Dans tout l’immeuble, excepté dans les services où le chauffage est à vapeur, le chauffage est à eau chaude du système Nessi frères, avec accélérateur de vitesse par le vide permettant le retour de l’eau à un niveau supérieur d’environ 4m, 00 à celui des radiateurs de la salle ». […].
Au-delà de cette description, mentionnons quelques éléments pour la compléter. La capacité de la salle était de 500 places [et non de 750 places comme l’annonçaient certaines publicités] avec un rang de loges de face avec un vaste promenoir derrière ; le parterre était légèrement incliné pour assurer une bonne visibilité. La galerie était en ciment armé et ceinte d’une balustrade, la scène mesurait 7,30 mètres pour une profondeur de 7 mètres, la fosse d’orchestre pouvait accueillir 40 musiciens, il y avait un jeu d’orgue, le rideau de la scène était en velours, l’éclairage était puissant ce qui était rare et nouveau à l’époque.
Au premier étage, il y avait le foyer, les loges d’artistes, les vestiaires et les cabinets de toilette. Le public accédait aux salons de l’hôtel directement de ce niveau.

L’HISTOIRE DU THÉÂTRE
L’histoire du Théâtre Femina a été relativement brève en comparaison de celle d’autres institutions parisiennes du même genre, mais intense sur le plan artistique avant de connaître une fin liée à une décision de justice.
Dès ses débuts, ce théâtre a connu le succès tant en raison de la qualité des spectacles que des artistes qui s’y produisaient sans compter sur la modernité du lieu que l’on ne retrouvait pas partout et qui devait susciter la curiosité.
Pierre Laffitte se rapproche d’une personnalité célèbre du monde du spectacle Louis Richemond qui a dirigé des établissements comme Les Folies Dramatiques, Les Bouffes Parisiens, le Théâtre Marigny et lui propose de prendre la direction du Théâtre Femina, ce qu’il accepte (voir note 5).
Les spectacles proposés concernaient principalement le théâtre et les revues dont voici quelques exemples :
- La Tragédie florentine d’Oscar Wilde (1907).
- Les Jumeaux de Brighton de Tristan Bernard (1908).
- Elektra d’Hugo von Hofmannsthal (1908).
- Le Jeu de la Morale et du hasard de Tristan Bernard (1908).
- La Madone de Paul Spaak (1908).
- Le Fardeau de la liberté de Tristan Bernard (1909).
- Bigre ! Revue de Rip et Jacques Bousquet (1910).
- Mais n’te promène donc pas toute nue de Georges Feydeau (1911).
- Tu vas un peu fort de Louis Verneuil (1912).
- Eh ! Eh ! Revue de Rip Jacques Bousquet (1913).
- Alsace de Gaston Leroux (1913).
- Très Moutarde (1914).
- Triplepatte de Tristan Bernard (1919).
L’année 1920 marque l’acmé de la vie de ce théâtre en raison de la venue à Paris de la troupe de Nikita Balieff (1877-1936), La Chauve-Souris, qui proposait sa revue éponyme composée de chansons, danses et sketches à l’originalité et à la vivacité marquées, considérée comme avant-gardiste.
Cette revue a été créée à Moscou et jouée dans cette ville jusqu’à la révolution russe de 1917. Lors de cette dernière, Balieff décide de quitter son pays pour rejoindre la France. Le Théâtre Femina accueille alors sa troupe qui joue cette revue dont le succès est considérable à tel point qu’elle sera jouée également aux États-Unis en 1922, dans d’autres capitales européennes et en Afrique du Sud.
L’année 1916 marque un tournant très important dans la vie de ce théâtre. En proie à certaines difficultés financières en partie liées à des problèmes financiers du journal Excelsior, Pierre Laffitte vend l’immeuble et une partie des publications à la société Hachette. Louis Richemond est toujours le détenteur du bail mais il est mécontent de la tournure prise par les événements notamment quand le théâtre devient en partie un lieu consacré au cinéma qui prend de l’essor.
En 1921, il signe un accord de gérance libre avec André Gailhard. Ce dernier parvient à maintenir un très bon niveau artistique notamment avec La Prisonnière d’Édouard Bourdet qui est jouée pendant un an en 1926.
Louis Richemond meurt en 1928 et de ce fait, Hachette déjà propriétaire de l’immeuble considère que plus aucun lien ne l’unit à son locataire et veut reprendre possession pleine et entière du théâtre. Le conflit est de courte durée car le 21 décembre 1929, le tribunal condamne le théâtre à fermer définitivement.
Certaines sources indiquent comme date le 21 décembre 1928. On peut nourrir un doute sur l’année. En effet, si une décision de justice était intervenue en décembre 1928, il est peu probable que le théâtre ait pu programmer huit spectacles en 1929, très précisément de février à décembre, à moins que des délais lui aient été accordés.
À la fin de 1929, le journal Excelsior, en page 5, dans un article intitulé Demain, Le Théâtre Femina n’existera plus, écrit :
« Avec l’année 1930 se terminera l’existence d’un théâtre, le Théâtre Femina. L’immeuble où il est situé doit tomber sous la pioche des démolisseurs et céder la place à un building, salles d’exposition, etc.
Avant d’être élevé à la dignité de théâtre ce fut d’abord une salle élégante de concerts et de conférences, que M. Pierre Laffitte adjoignit à l’hôtel des Champs-Élysées où se trouvaient les bureaux des magazines qu’il avait fondés.
Devant le succès de ces séances exceptionnelles, M. Pierre Laffitte décida de transformer cette salle intime en un théâtre régulier qui donnerait des spectacles de choix.
[…].
En 1910, M. Lucien Richemond prenait en main les destinées de ce théâtre et faisant alterner revues, drames lyriques, comédies, lui assurait les plus flatteurs succès.
M. André Gailhard lui succéda en 1921. […].
Il ne faut pas oublier, non plus, que le Théâtre Femina a été le berceau où prit naissance le succès mondial de Nikita Balieff et de sa Chauve-Souris.
Ce soir, donc, aura lieu la dernière représentation de The Barker qu’y donnent les Paris American Players« .
La revue Bravo, le 3 janvier 1930, consacre un article intitulé Mort
du Théâtre Femina : « Hier c’était le Vaudeville et les Capucines, demain
ce sera la Porte Saint-Martin, aujourd’hui c’est le Théâtre Femina qui
disparaît, avalé par le cinéma parlant.
C’est M. André Gailhard qui depuis quelques années assumait la direction de
l’élégante salle de l’avenue des Champs-Élysées. Bénéficiaire d’un bail qui
pouvait pour quelques saisons encore prolonger l’existence de son théâtre, il
avait engagé un procès dont il serait sans doute sorti vainqueur. Mais il a
compris toute la vanité d’un tel triomphe. À quoi bon retarder l’inéluctable,
prolonger une agonie ? Monsieur Gailhard cède, Femina disparaît.
Bâtie par l’éditeur Pierre Laffitte, la salle n’était destinée, dans
l’esprit de son fondateur, qu’à des conférences, et à des représentations
d’amateurs, bref, à la vie mondaine des lecteurs de nos publications. Pourtant,
dès cette époque, elle sert utilement l’art dramatique. Ne se souvient-on pas
de ces compagnies d’avant-garde qui donnèrent alors leurs premières
représentations ?
C’est immédiatement avant la guerre que Femina commence sa carrière de
théâtre régulier. On y donna une revue de Rip, dont l’éclat est resté vivant
dans la mémoire de tous les Parisiens qui y assistèrent. […].
Vint la guerre, Femina connu bien des utilisations, bien des occupations
étrangères à l’art dramatique.
En 1921, M. André Gailhard prenait définitivement la direction du théâtre.
Nous l’avons vu hier. « Oui, nous dit-il, ce n’est pas gai de quitter ces lieux
où nous avons tant travaillé. Moi, je vais retrouver ma musique, me remettre à
la composition que ce métier de directeur m’avait contraint à tant négliger ces
dernières années […] (voir note 6).
Ici, j’ai révélé aux Parisiens les éclatants et magnifiques spectacles de
Nikita Balieff et vous vous souvenez quelle surprise ce fut, et vous savez
quelle influence cela eut, non seulement sur la décoration théâtrale, mais
encore sur le goût et la mode parisienne. […].
Souvenez-vous des magnifiques spectacles de ballet qu’a donné Mme Argentina [de son vrai nom Antonia Mercé y Luque. Ayant une formation de danse classique, elle s’est spécialisée dans les danses espagnoles. Elle était l’une des plus grandes danseuses de son époque].
[…] ».
*
À la fermeture du théâtre, la Standard Française des Pétroles devient propriétaire du lieu et y installe ses bureaux.
En 1951, l’immeuble est entièrement démoli pour faire place à un immeuble insignifiant apportant sa pierre à ce qui est, paraît-il, la plus belle avenue du monde. Il suffit de regarder les photos de cette avenue à sa grande époque et ce qu’elle est devenue pour mesurer que la notion de « plus belle avenue du monde » est très relative…
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NOTES
1) Pierre Laffitte (1872-1938) avait une passion, le vélo. Sa passion le conduit très vite à devenir journaliste sportif. En 1899, il fonde Les Éditions Pierre Laffitte et Cie dont le siège est avenue de l’Opéra avant de s’installer avenue des Champs-Élysées. En 1904, il est le cofondateur avec Hachette du prix littéraire Femina-Vie Heureuse appelé prix Femina à partir de 1922 qui existe encore de nos jours dont le jury est composée uniquement de femmes.
2) Henri Petit (1856-1926) est issu de l’École nationale des Beaux-Arts à Paris. On lui doit très peu de réalisations dans cette ville, le Théâtre Femina constituant probablement sa réalisation principale dans la capitale. Il faut en rechercher l’explication dans le fait qu’il s’est très vite installé en Algérie où là, il a réalisé un nombre impressionnant de constructions comme le Palais consulaire, l’immeuble du Bon Marché, l’église anglicane de la Sainte-Trinité, la gare maritime, etc.
3) Chevojon était une célèbre agence photographique, spécialisée notamment dans la photographie d’architecture. Elle doit son nom à Paul-Joseph-Albert-Chevojon (1865-1925) qui avait racheté, en 1886, le fonds de commerce (le matériel et les archives) de l’atelier photographique dans lequel il travaillait. Ses photos étaient considérées comme particulièrement originales et modernes. Parmi les plaques photographiques qu’il avait rachetées, se trouvaient celles ayant trait à la construction du Palais Garnier.
Certaines photographies faites par Chevojon sur des sujets comme la crue de la Seine en 1910 comptent parmi les plus célèbres de la photographie du début du XXe siècle.
4) Contrairement à ce qui est parfois affirmé, les débuts de Carlos Gardel à Paris n’ont pas eu lieu à Florida mais au Théâtre Femina étudié ici.
5) Louis Richemond se faisait également appeler Lucien Richemond ce qui explique que certaines sources utilisent le prénom Lucien.
6) André Gailhard (1885-1966) était un compositeur de musique classique et avait composé plusieurs opéras ainsi que des musiques de films. Il a remporté le prix de Rome en 1908. Son père était directeur de l’Opéra de Paris de 1884 à 1891 et de 1893 à 1907.