Le Fils de Madame Tango

Le succès éclatant du tango en France a eu pour conséquence de constituer un centre d’intérêt pour plusieurs domaines éloignés de la danse dont l’un des plus importants a été le monde des lettres, notamment après la Première Guerre mondiale.
Certes, dès 1913, il y avait eu plusieurs livres ou pièces de théâtre ayant pour sujet le tango comme la célèbre pièce de Jean Richepin Le Tango créée au Théâtre de l’Athénée, mais après le premier conflit mondial, on assiste à une multiplication des ouvrages et écrits sur cette danse jusque dans les années 1930.

Trois catégories d’œuvres peuvent être distinguées en ce qui concerne le premier tiers du XXe siècle :

– Les livres et ouvrages divers qui prennent position contre les danses nouvelles comme ceux de Vuillermet (Les Catholiques et les danses nouvelles, 1924).

– Les livres sur les techniques de danse incluant bien évidemment le tango (Les Danses Nouvelles, 1932).

– Les livres ou pièces de théâtre dont le thème plus ou moins marqué est les danses nouvelles (L’Époque tango de Michel Georges-Michel, 1920) .

Le Fils de Madame Tango de Georgius appartient à cette dernière catégorie (voir note 1).

En 1923, Georgius n’était pas encore très célèbre même s’il était une grande figure reconnue du music-hall français et plus particulièrement à Paris et Marseille (voir note 2).

En choisissant le thème de la danse et en incorporant le mot « tango » dans le titre, Georgius s’inscrivait dans le courant porteur des thèmes à la mode susceptibles d’intéresser un large public et de lui assurer un certain succès.

Le Fils de Madame Tango est un vaudeville mêlé de couplets en un acte créé en 1923 à Paris. On retrouve l’intégralité des caractéristiques de ce genre fortement ancré dans la tradition française, à savoir la rapidité de l’action, des gags, un comique de situation, des jeux de mots, des quiproquos, dont la plupart se mêlent dans un rythme endiablé du début à la fin.

L’action se déroule dans un cours de danse et comporte les personnages suivants :

– Julien Tango, 28 ans (rôle tenu par Georgius lors de la création).

– Octave Culéger, 25 ans (rôle tenu par Joë Gossy lors de la création).

– Monsieur Bille, 55 ans, mari jaloux (rôle tenu par Zecca lors de la création).

– Roubestan, pianiste aux cheveux longs, 50 ans (rôle tenu par Béranger lors de la création).

– Madame Bille, femme de Monsieur Bille, 35 ans (rôle tenu par Rogère Demoussy lors de la création).

– Madame Plume, 55 ans (rôle tenu par Marcelle Misky lors de la création).

– Philomène Plume, 20 ans (rôle tenu par Serge Nine lors de la création).

Au lever de rideau, on distingue un piano, deux fauteuils et des chaises. Au-dessus de la porte se trouve un écriteau où l’on peut lire « Cours de Danse de Madame Tango, Julien Tango, Successeur ».

Culéger et Roubestan sont en pleine discussion. Roubestan explique que Madame Tango avait fondé le cours quatre ans auparavant mais qu’à sa mort, son fils Julien lui a succédé. Comme il ne faisait rien, il a dû prendre la suite de l’établissement. Il a engagé deux professeurs. Les élèves étaient très attachés au nom de l’institution. Julien ne savait danser que la polka et le pianiste qui commençait par quelques mesures de danses nouvelles terminait invariablement par une polka. Les clientes étaient alors devenues dubitatives sur la qualité du cours et la compétence du professeur, mais Julien leur faisait croire que les pas de la polka étaient ceux à la mode à Paris. Finalement, comprenant que Julien est incompétent, les clientes désertent le cours.

Entre alors Julien. Il demande à Culéger des nouvelles de sa femme. Il lui répond qu’il en change souvent et lui fait la confidence qu’il adore une femme mariée qui a un mari jaloux.

Culéger lui dit qu’il aime Madame Bille (« mon jeu préféré au collège » dit Julien). Il lui explique que la présence régulière de son mari l’empêche de pouvoir lui parler et de lui donner un rendez-vous. Il lui explique qu’elle a décidé son mari à lui laisser prendre des cours de danse à la mode (Julien dit « ma spécialité ! La polka ! »). Culéger lui annonce que Monsieur et Madame Bille vont venir le trouver et que Julien n’a qu’à le présenter comme professeur de danse, lui permettant ainsi de pouvoir lui parler tranquillement. Julien lui explique que c’est grave et ajoute que s’il donnait suite favorablement à cette demande, il aurait « les cornes de Monsieur Bille sur la conscience ». Finalement Julien accepte mais il lui demande 500 francs car les affaires vont mal en ce moment tout en lui disant « merci Culéger… tu m’es 500 fois plus cher qu’avant ! ».

Le pianiste dort affalé sur le clavier du piano. Julien le réveille en lui donnant un coup de partition sur la tête lui expliquant que c’était pour écraser une mouche.

Julien dit que la fille de Madame Plume, Philomène, est sur le point d’arriver pour un cours. Sur ce, Madame Plume arrive avec sa fille et demande si elle a l’honneur de parler à Madame Tango, professeur de danses modernes ? « Oui » dit Julien en disant « 1,2,3 ! » montrant par là qu’il n’a que la polka en tête. Elle lui dit « je suis Madame Plume ». Julien lui répond « le nom est bien porté, honneur au porte-plume ! ».
Madame Plume veut que sa fille apprenne le boston et le fox-trot. Elle lui demande le prix et la réponse fuse : « 100 francs la première leçon et 20 francs les suivantes !». Elle s’étonne que cela soit plus cher au début. Julien lui dit « oui car si les élèves ne reviennent pas après la première séance je ne suis pas complètement refait ».
Madame Plume est soupçonneuse et pour la convaincre Julien lui dit « j’ai tellement la science du rythme et de la cadence qu’après une leçon un grand nombre d’élèves savent danser ». Madame Plume se tourne alors vers sa fille Philomène et lui explique qu’elle va vite apprendre à danser pour faire la connaissance d’un jeune homme.
Julien qui a tout entendu demande alors si elle cherche un ami ? Madame Plume lui rétorque immédiatement « non un mari ». Elle lui explique que sa fille a « fauté », une seule fois. Elle veut donc la fiancer. Julien parle à lui-même un peu trop haut : « C’est une placière en chair !». « Vous dites ? », interroge Madame Plume, et Julien répond « je vous approuve et je dis quelle affaire qui vaut cher ! ».

Ils se mettent d’accord sur le tarif et pour un cours immédiat. Madame Plume exige le fox-trot. Julien réveille le pianiste qui s’était de nouveau endormi profondément et lui dit « huit mesures de fox-trot et une polka bien pépère ».

Le cours commence et immédiatement Julien demande à Philomène si elle a une jambe de bois et quel est son poids. Elle répond « 48 kg ». Mais…« avec les os ? » demande Julien. Il lui explique que le poids importe beaucoup pour lui car il a deux méthodes selon que l’on pèse plus ou moins de 50 kg ! Il lui dit aussi qu’il va théoriser sa méthode et qu’il a déjà le titre : « De l’influence du poids sur la souplesse musculaire des jarrets, dans la danse moderne » avec pour sous-titre « Quand on pèse trop, on danse mal ».
Il poursuit ses questions et lui demande si elle a perdu sa virginité car c’est important pour la danse. Il explique qu’il va donner une conférence à des maîtres de danse dont le titre sera « la virginité est l’une des causes de la rigidité des reins dans l’art de danser ? ». Il ajoute qu’il invitera le ministre des Beaux-Arts et qu’il a déjà préparé sa phrase introductive : « Mesdames, Messieurs, les pucelles dansent mal, pourquoi ? ».
Face à ces questions stupides et déplacées, Madame Plume s’impatiente. Julien reprend la position mais le pianiste s’est de nouveau endormi. Il le réveille brutalement. Les huit premières mesures sont jouées et très vite apparaît la polka. Julien entraîne Philomène. Madame Plume reconnaît la polka et Julien lui explique que ce n’est pas cette danse et ajoute que le fox-trot vient d’Amérique et la polka vient d’Autriche, et comme « ces deux nations sont à l’extrême l’une de l’autre, les danses se ressemblent… parce que les extrêmes se touchent ! 1,2,3 ! ».

On sonne et Julien va ouvrir. Il propose à Philomène un rafraîchissement. Elle lui demande une orangeade et comme il n’en a pas, il lui propose de la blanquette de veau.

Monsieur et Madame Bille font leur entrée. Monsieur Bille explique que sa femme se plaint qu’il la cloître. Par conséquent, il veut qu’elle apprenne les danses nouvelles pour danser avec des hommes de son âge ou bien avec sa tante Aurore. Julien lui indique le prix des cours : 20 francs la première leçon et 100 francs la dernière. Comme Monsieur Bille lui fait remarquer que c’est plus cher à la fin, Julien lui répond que c’est pour compenser l’usure du tapis. Monsieur Bille exige par ailleurs qu’une certaine distance sépare Julien de sa femme et Julien lui propose d’adopter une distance de 10 à 12 mètres.

Immédiatement, Julien explique que pour les femmes mariées, il a un professeur spécial. On sonne. C’est Culéger. Immédiatement, Madame Bille reconnaît Octave Culéger et Julien le présente : « Je vous présente le professeur Culéger, spécialiste en fox-trot pour femmes mariées ». Puis il s’adresse à Monsieur Bille : « Et puis… Il est ennuque… un accident de chemin de fer […] un jour…psst ! … dans une portière ! ». Monsieur Bille lui dit qu’il aurait préféré que ce soit lui, Julien Tango. Ce dernier lui dit que c’est impossible car il trouble tellement une femme quand il l’étreint qu’elle ne pense qu’à se donner à lui.

Le cours commence. C’est un fox-trot. Ils chantent leur amour et ils s’embrassent. Il lui donne son adresse, le 11 rue de Ponthieu à Paris. Très vite, Madame Plume et sa fille rentrent de nouveau pour reprendre le cours. Philomène reconnaît immédiatement Culéger, son séducteur. La mère sort pour boire. Culéger (Octave) dit que la jeune vierge qu’il a connue c’est Philomène. Madame Bille poursuit le cours. Culéger demande à Julien de donner le cours à Philomène alors que lui va donner le cours à Madame Bille. Le pianiste tombe de nouveau dans le sommeil et ils le réveillent. Culéger et Madame Bille dansent très bien alors que Julien et Philomène dansent une danse comique. Julien lui marche sur les pieds et lui explique que « c’est la mode, il ne faut pas m’en vouloir ».

Culéger embrasse bruyamment Madame Bille. Son mari comprend qu’il vient de se passer quelque chose et demande à l’auteur du baiser imprudent de se dénoncer. Culéger désigne immédiatement Julien. Monsieur Bille veut le frapper. Il s’ensuit une poursuite où tout le monde se heurte. Ceux qui sont poursuivis se réfugient sous le piano. Madame Plume est poussée et tombe, heurtée par tout le monde. Monsieur Bille se relève en même temps que le pianiste et le gifle pensant que c’est Julien, le coupable. Julien traite Culéger de saligaud et affirme qu’il faudrait aller chercher la police. Tout le monde sort. Julien revient, puis Culéger et Philomène. Philomène a compris que Culéger a embrassé Madame Bille. Madame Plume entre et demande à sa fille qui l’a embrassée. Culéger accuse Julien et sort comme pour aller chercher la police. En fait il s’enfuit. Monsieur Bille apparaît. Madame Plume dit que Julien a embrassé Philomène. Elle prend à témoin Madame Bille et Culéger qui confirment son affirmation. Julien est effondré. Ils demandent tous réparation. Mais de quelle manière ? La réponse tombe : en épousant Philomène.
Le pianiste glisse qu’elle a 100 000 francs de dot et Julien surpris par l’importance de la somme qui correspond exactement au montant de ses dettes se déclare coupable par intérêt financier.
Monsieur Bille annonce qu’il retire sa clientèle de cette maison mal tenue. Madame Bille se lamente qu’elle ne saura jamais danser. Aussi son mari lui dit qu’il va demander à « l’ennuque », donc Culéger, de venir à la maison pour des cours. Monsieur Bille dit qu’il pourra vaquer à ses occupations en toute tranquillité d’esprit pendant que sa femme prend des cours dans la chambre où le tapis aura été retiré.
On demande au pianiste de jouer un morceau enlevé pour enterrer la vie de garçon du fils de Madame Tango. Les couples finissent par danser sur un fox-trot alors que le rideau tombe.

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NOTES

1) Ce vaudeville a été publié aux Éditions Marcel Labbé (20, rue du Croissant, Paris 2e arrondissement) dans la collection « Théâtre du fou rire » qui comprenait pièces, vaudevilles, comédies, bouffonneries. Cet éditeur publiera aussi Au thé-tango, one step comique chanté et dansé par Georgius dont il avait écrit les paroles tout comme celles de Sur un air de shimmy (1922), Punaise-Tango et du Tango neurasthénique (1922) créé au Concert Mayol, mais publié par un autre éditeur pour ce dernier.

2) Georgius (1891-1970) a été une immense vedette au point que Pierre Hiégel, célèbre directeur artistique, critique musical et animateur de radio, disait : « Si Mistinguett a symbolisé Paris, Georgius a symbolisé Paname ».
On l’appelait aussi « L’Amuseur public numéro un » et « L’Amuseur surréaliste ».
Il était chanteur, chansonnier, comédien (il joue même à la Comédie-Française dans une pièce de Molière d’où peut-être le choix du prénom Philomène de la pièce Les Femmes Savantes pour l’un de ses personnages), acteur, parolier et écrivain mais c’est surtout au music-hall qu’il excellait.

En 1919, il a créé une troupe qui s’appelait Les Joyeux Compagnons.
Il triomphe sur plusieurs scènes prestigieuses comme la Gaîté-Montparnasse, Le Moulin Rouge, l’Européen, Bobino, Le Casino de Paris, l’Alhambra et l’Alcazar de Marseille.

En tant qu’acteur, il joue dans Pas de femme (1932) avec Fernandel, dans Vous n’avez rien à déclarer ? (1936) avec Raimu et Pauline Carton, Tête blonde avec Jules Berry (1949), Sous le ciel de Paris de Julien Duvivier (1951), etc.

En tant que chanteur, il connaît le triomphe avec des chansons comme La plus bath des javas (1934), Tango…tango (1935), Au lycée papillon (1936), Ça c’est de la bagnole (1937), etc.

Il a écrit environ 1500 chansons dont certaines ont donné lieu à la vente de dizaines et dizaines de milliers de disques.


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Sous l’Occupation, il crée l’Association Syndicale des Auteurs et Compositeurs Professionnels et en fait la promotion dans Je suis partout tout en continuant à se produire dans des revues.

Aussi, à la Libération, le Comité National d’Épuration du Spectacle l’interdit de scène pendant un an. Dès lors, il donne une autre orientation à sa carrière en écrivant des romans policiers sous le pseudonyme de Jo Barnais comme Mort aux ténors du (1956), Tornade chez les flambeurs (1956), etc., dont une de ses œuvres a fait l’objet d’une adaptation sur France Culture en 2008.

Jean-Jacques Chollet lui consacre un livre paru en 1998.

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DISCOGRAPHIE




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