Lucio Demare ou l’esthète raffiné.

Lucio Demare est né en 1906 à Buenos Aires.

Dès l’âge de six ans, il étudie la musique avec son père qui était violoniste. Il lui enseigne le solfège et les bases fondamentales du piano, instrument dont il avait parfois du mal à se détacher au point de ne pas vouloir manger et de ne jamais jouer dans la rue avec ses copains, préférant étudier la musique sur son clavier.

Très vite son père préfère qu’il étudie avec un pianiste professionnel avant d’entrer au conservatoire et être l’élève de Vicente Scaramuzza (voir note 1).

Manifestement il était très doué car dès l’âge de huit ans, il jouait dans des salles de cinéma qui projetaient des films muets et sur un bateau à vapeur qui reliait Buenos Aires à Montevideo où il jouait de la musique qui n’était jamais du tango. De cette époque date son goût pour le travail : à huit ans, il pouvait travailler de quatorze heures à minuit. Comme pour de nombreux musiciens de tango argentin devenus célèbres (D’Arienzo, Biagi, Di Sarli notamment), jouer dans des salles de cinéma lui a permis d’acquérir une solide expérience dont il tirera profit dans les années ultérieures.

Il s’intéresse à la musique populaire qu’il joue dans diverses salles puis il découvre le jazz en 1922 lorsqu’il intègre le Real Jazz dirigé par Nicolás Verona au Cine Real, orchestre dans lequel il restera trois ans. Cette étape est importante car il côtoie de loin deux autres orchestres qui travaillaient dans cet établissement ce qui était courant à cette époque : un orchestre classique et un orchestre de tango, en plus du sien.

C’est de cette période que datent ses premières compositions mais il se limite à des paso dobles comme Flores de mi Tierra et foxtrots comme Potencia. Adolfo Carabelli impressionné par son jeu le fait venir au cabaret El Tabarís alors qu’il n’a que seize ans. C’est là qu’il commence à étudier le tango bien qu’il privilégie encore la musique populaire.

Très vite il compose ses premiers tangos immédiatement lyriques comme La Comadrona et Rio de Oro. Sa grande période de composition sera plus tard concentrée sur les années 1926-1932.

Il fait la connaissance de Francisco Canaro avec qui il aimerait jouer mais il essuie un refus acerbe. Canaro lui dit en effet « vous ne savez pas jouer le tango » ce qui était sans doute vrai au regard de son exigence, Lucio Demare étant surtout un musicien de variété et de jazz. Persuadé néanmoins que le tango était sa voie, il décide de travailler avec le grand Minotto Di Cecco qui restera son maître.

L’intelligence de Canaro, au-delà de son côté parfois abrupt (ses frères le surnommaient Kayser), a été de le laisser travailler pour que ses grandes potentialités s’épanouissent. Et deux ans plus tard, en 1926, Francisco Canaro le choisit comme pianiste pour son long séjour musical de deux ans à Paris, notamment au Florida (voir note 2). Il devait apprécier ses talents de compositeur car quelque temps auparavant il avait enregistré une de ses compositions Melodia de Amor avec Azucena Maizani. Dans toute sa carrière, Lucio Demare a composé 38 œuvres.

Paris à cette époque avait la chance d’avoir une vie artistique hors du commun dans tous les domaines et il va côtoyer les plus grands. D’abord Carlos Gardel en 1927 qui enregistra plusieurs tangos de lui dont Dandy et Mañanitas de Montmartre sur des paroles d’Irusta et Fugazot que Demare joue au cabaret Les Ambassadeurs, Place de la Concorde, et c’est là  que Gardel lui parle du plus grand ténor d’opéra de l’époque, à savoir Enrico Caruso (voir note 3).

Dandy

Puis il rencontre les grands musiciens de tango argentin déjà installés à Paris tels que Bianco, Bachicha, Pizzaro, les frères Canaro. De ses propres dires, son séjour parisien restera son meilleur souvenir avec les dix ans passés avec son orchestre.

En 1927, il quitte l’orchestre de Francisco Canaro pour former le Trio Irusta, Fugazot, Demare qui part dans la capitale espagnole où le succès est si éblouissant qu’il prolonge son séjour à trois mois au lieu des quinze jours initialement prévus.

Son frère Lucas Demare qui joue du bandonéon le rejoint en 1930 et ils forment l’Orquesta Típica Argentina qui joue très vite en Amérique du Sud et Centrale (Cuba, Haïti, Venezuela, Porto Rico ; voir note 4).

Mais le succès n’est pas au rendez-vous et Lucio Demare préfère mettre le cap de nouveau sur l’Espagne après un court séjour à Buenos Aires où il fait ses débuts à la radio.

En 1933, Demare et son trio abordent le cinéma pour la première fois en Espagne (Boliche et Aves sin Rumbo, les deux seuls films dans lesquels apparaîtra Lucio Demare) mais malgré un beau succès et une notoriété, c’est un désastre financier car ils ne sont pas payés. Le trio enregistre et se produit à Madrid et à Barcelone (voir note 5).

En 1935, Demare intègre l’orchestre de Francisco Canaro tout en poursuivant ses études musicales et participe à une comédie musicale La Patria del Tango.

Quand son frère Lucas quitte l’orchestre, il préfère retourner à Buenos Aires et il ne quittera plus jamais son pays. Le trio se reforme une seule fois pour les besoins d’un film avec Canaro (Mal de Amores).

En 1936, il compose pour la première fois la musique d’un film (Ya tiene Comisario el Pueblo). Il composera par la suite la musique de nombreux films.

En 1938, il s’associe pour quelques mois avec le grand violoniste Elvino Vardaro avec qui il participe à des émissions de radio, notamment à Radio Belgrano.

Mais cette année sera surtout celle de la création de son orchestre avec lequel il connaîtra dix ans de grands succès ininterrompus. Il fait appel au violoniste Raúl Kaplún et au chanteur Juan Carlos Miranda puis à Raúl Beron (voir note 6).

Très vite il enregistre notamment pour Odéon (La Racha).

Le cinéma est de plus en plus présent dans sa carrière en collaboration avec son frère Lucas, metteur en scène dans la majorité des cas qui occupe une place de plus en plus importante dans ce domaine.

Avec Francisco Canaro il participe au film Dos Amigos y un Amor. Dans El Viejo Hucha en 1942, il fait découvrir un tango composé en quinze minutes qui aura un immense succès, à savoir Malena, succès toujours actuel quand ce morceau est diffusé en milonga.

En 1955, il participe à Sangre y Acero.

Il fera de nombreuses musiques de films jusqu’en 1971 comme La Guerra Gaucha.

Le cinéma lui a certainement permis de pallier les conséquences de son moindre succès à partir de 1948 en raison du succès d’orchestres concurrents avec un style différent comme ceux de Carlos Di Sarli ou Aníbal Troilo qui plaisaient plus au public.

Alors peu à peu, il s’est tourné vers le rôle de soliste et la direction d’établissements musicaux avec plus ou moins de bonheur pour cette dernière activité : Cambalache (1967), Malena al Sur (1969) et Tangueria de Lucio.

Il meurt en 1974.

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LE STYLE DE LUCIO DEMARE

Autant la carrière de Lucio Demare est fragmentée, autant son style est homogène et régulier. On chercherait en vain une césure ou une rupture dans le style qu’il a choisi dès le début de sa carrière, contrairement à certains musiciens comme Juan D’Arienzo, Carlos Di Sarli ou Astor Piazzolla dont on peut distinguer plusieurs étapes dans leur parcours musical (voir note 7). Il a probablement subi l’influence de Francisco Canaro lors de son séjour parisien et son goût pour un tango mélodique qu’il soit instrumental ou chanté.

Le style de Demare a deux caractéristiques principales : une mélodie omniprésente aussi bien dans les tangos instrumentaux que chantés et un lyrisme puissant.

La richesse mélodique est clairement audible dans toute son œuvre aussi bien dans ses compositions que dans ses exécutions musicales qui sont toujours posées et linéaires. Ce qui frappe chez lui c’est l’importance de la mélodie à un double niveau.

D’abord dans sa musique ou le legato est fondamental et où le rythme à un rôle secondaire par rapport à la mélodie. En ce sens, il est à l’opposé de Rodolfo Biagi qui mettait l’accent sur le staccato et privilégiait toujours le rythme à la mélodie.

Ensuite dans sa musique chantée où la mélodie est poussée à son paroxysme avec un souci du phrasé très marqué. À cet égard, son tango Malena cristallise les aspects de son style de même que Oigo Tu Voz :


La force du lyrisme de Lucio Demare est très importante car elle repose sur l’interaction très marquée entre le texte et la musique pour une grande partie de son oeuvre ce qui est principalement le propre de l’art lyrique. En effet, Demare ne pouvait pas composer de musique sans avoir au préalable un texte d’inspiration, soit un texte déjà existant, soit un texte spécialement écrit pour lui. Il a étroitement collaboré avec le poète Homero Manzi.

Son exigence de composer sur un texte explique qu’il n’a jamais pu créer une seule œuvre commune avec Discepolo qui, lui, exigeait d’avoir une musique avant d’écrire un texte… C’est dommage pour le tango argentin mais d’un autre côté cela montre bien la richesse intellectuelle de deux grands artistes qui refusent de composer avec leur idéal de création artistique. D’ailleurs en reniant leurs idées, auraient-ils écrit ou composé des chefs-d’œuvre ?

Cette recherche du texte à mettre en musique ayant une réelle valeur littéraire est à rapprocher étroitement des compositeurs d’opéras qui ont choisi des librettistes qui s’inspiraient de grandes œuvres ou qui écrivaient spécialement pour eux : Lorenzo Da Ponte qui s’inspire d’œuvres littéraires majeures pour Mozart (Le Nozze di Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte), Arrigo Boïto qui prend comme source Shakespeare pour l’Otello de Verdi, Hofmannsthal poète et dramaturge qui écrit pour les œuvres majeures de Richard Strauss (Elektra, Arabella, Der Rosenkavalier).

Il n’est pas interdit de penser que Lucio Demare a été influencé par l’art lyrique plus ou moins inconsciemment d’autant plus que lorsqu’il était pianiste au cinéma et sur le bateau à vapeur la seule musique qu’il jouait était de la musique classique et des fragments d’opéras à l’exclusion de tout autre genre, et cela peut expliquer son goût exacerbé pour la mélodie et le lyrisme de ses arrangements orchestraux et les voix sensuelles qu’il recherchait (il admirait beaucoup Antonio Rodríguez Lesende même s’il n’a jamais chanté pour lui) . Par ailleurs, Lucio Demare admirait Julio De Caro dont le père avait été directeur du Conservatoire de La Scala de Milan, le temple de l’art lyrique (qui ne l’est plus aujourd’hui). Il a très probablement vécu ses premières années dans un climat où l’opéra avait une place sinon importante, du moins loin d’être négligeable.

Son style très lyrique a certainement été renforcé par les très nombreuses musiques de films qu’il composait qui devaient correspondre à la couleur générale des œuvres projetées empreintes de lyrisme, romanesques et sentimentales. Peut-être faut-il voir dans cette profusion de musiques pour le cinéma un élément explicatif de son moindre succès à partir de 1948 alors que ses collègues qui connaissaient un énorme succès privilégiaient la musique sur laquelle on pouvait danser ? D’ailleurs les enregistrements de Lucio Demare ne sont pas extraordinairement nombreux car ils s’élèvent à 493 alors que les musiques de films sont particulièrement élevées car on en compte 52 !

Quand ses collègues participaient à des films, ils jouaient de la musique de tango la plupart du temps car bien souvent l’objet du film était un prétexte pour mettre en valeur un interprète ou des morceaux de musique célèbres, le sujet n’étant que secondaire, alors que Lucio Demare faisait une musique en symbiose avec le sujet des films, ce qui constitue une différence importante.

Toujours est-il que sa musique était de grande qualité car il a obtenu plusieurs récompenses de l’Academia de Artes y Canciones Cinematográficas et de la ville de Buenos Aires.

Quant à ses qualités de soliste, il suffit d’écouter ces morceaux pour avoir une idée précise de son jeu raffiné et lyrique :


Nostalgias


Gricel

Le mot lyrique est plus approprié et plus juste pour qualifier le style de Lucio Demare que le terme « romantique » qui est souvent employé.

En effet, ce terme a l’inconvénient d’être galvaudé à force d’être utilisé sans arrêt pour désigner un climat ou une couleur (comme peuvent l’être les mots surréaliste, poétique et épicurien). Mais surtout, quand ce terme est utilisé pour qualifier un musicien, il ne permet que très rarement de décrire son style dans sa globalité et cela est vrai pour Lucio Demare.

Le romantisme est avant toute chose un mouvement littéraire apparu principalement en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle qui se caractérisait au niveau formel par une liberté du style qui rompait avec les règles rigides et très structurées de la littérature classique, et au niveau des idées par l’exaltation des sentiments, des passions où la nature jouait un rôle important dans le but de créer l’émotion.

Appliqué à la musique, on retrouve certaines similitudes avec les caractéristiques du romantisme littéraire par exemple dans le bouleversement de l’écriture musicale en matière symphonique ou dans la composition de certains concertos pour piano ou violon, même si les musiciens romantiques ont gardé la structure des musiciens classiques pour ce genre d’œuvres, sauf exception (Hector Berlioz s’en démarque complètement dans sa Symphonie Fantastique).

Par ailleurs, le progrès technique en matière d’instruments de musique a eu pour conséquence une évolution dans l’orchestration et les arrangements. À cet égard, le passage du clavecin au piano a permis de créer un nouveau son.

En fonction de ces idées, qu’y a-t-il de romantique dans l’œuvre de Lucio Demare ? Incontestablement, il y a la musique vocale très mélodieuse, le plus souvent accompagnée par le piano qui joue un rôle majeur, qui exalte l’amour, les sentiments, la nostalgie, etc., sur des textes poétiques ou à grande valeur littéraire. En ce sens, il a une démarche tout à fait similaire à celle de grands musiciens classiques et plus précisément à Schubert et ses lieder (Wintereise par exemple).

La part du chant dans l’œuvre de Lucio Demare est considérable car elle représente environ 80% de tous ses enregistrements (à lui seul Raúl Berón a enregistré presque la moitié des morceaux chantés). Ses autres chanteurs ont été (outre Irusta, Fugazot, Berón), Juan Carlos Miranda, Quintana, Arrieta, Tania, Alvarado, Garrido, Bernal et Linares.

En revanche, Lucio Demare n’a absolument pas cherché à révolutionner la musique de tango argentin. Bien au contraire, il s’est inscrit dans le style traditionnel des années 1920-1940 et en ce sens, il est à l’opposé de ce qu’avaient fait les romantiques qui cherchaient à complètement se démarquer de l’écriture musicale classique. Ceux qui ont bouleversé le tango argentin sont Rodolfo Biagi, Juan D’Arienzo, par exemple, mais ils n’ont jamais privilégié la mélodie et ils n’avaient pas la même exigence sur la qualité des textes. Ils ne sont donc pas romantiques non plus mais force est de constater que leur musique a été et est encore plus appréciée que celle de Lucio Demare qui est très belle elle aussi et encore appréciée dans les milongas actuelles bien que moins jouée.

Il n’est pas interdit de penser que ce relatif effacement est temporaire car il est souvent arrivé en musique que des musiciens ou compositeurs plus ou moins oubliés aient été redécouverts et beaucoup joués de nouveau avec un immense succès.

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NOTES

1) Vicente Scaramuzza a été le professeur de pianistes classiques devenus célèbres comme l’Argentine Martha Argerich et de pianistes de tango argentin comme Osvaldo Pugliese et Horacio Salgán. Il s’est installé à Buenos Aires en 1907 après avoir quitté l’Italie qui ne lui permettait pas de travailler efficacement en raison d’une trop grande bureaucratie et du poids des professeurs de la vieille école qui ne pouvaient qu’être en désaccord avec ses idées novatrices en matière d’enseignement.

Il abandonne totalement sa carrière de concertiste en 1923 pour se consacrer exclusivement à l’enseignement.

Il aurait été très certainement un très bon professeur de tango argentin car la base fondamentale de son enseignement consistait à analyser la morphologie de l’élève pour lui permettre de jouer de façon relâchée, sans contraction musculaire notamment dans les passage les plus ardus.

2) Le Dancing Florida se trouvait dans le foyer du Théâtre Apollo qui était une salle de music-hall de la rue de Clichy.

3) Les conseils que Caruso a donné à Lucio Demare sur la façon de préserver la voix des chanteurs sont consternants : se mettre devant un ventilateur qui souffle de l’air froid quand on vient de chanter, se soigner en cas de mal de gorge en mangeant du jambon de pays car le sel fait du bien ! Etc.

4) Contrairement à certains de ses collègues qui ont peu voyagé ou pas du tout comme Juan D’Arienzo qui avait une peur phobique de l’avion, Lucio Demare a vraiment eu une carrière internationale peu commune pour l’époque.

5) Le succès du trio était si grand en Espagne qu’un disque Trio Argentino Irusta, Fugazot, Demare El Tango en Barcelona a été fait dans lequel Lucio Demare accompagne seul au piano le duo de chanteurs ou Irusta seul (voir le disque dans la discographie ci-après).

6) À cette époque de nombreux orchestres se sont créés notamment celui de Rodolfo Biagi en 1938, riche année.

7) Astor Piazzolla changera tellement de style que l’on peut parler d’époques complètement différentes à son sujet. Parfois il est même difficile de croire, même si c’est la réalité, que c’est le même homme qui a joué ou composé les œuvres de la période 1946-1951 et celles qui lui sont postérieures.

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DISCOGRAPHIE

Les disques avec Raúl Berón sont superbes :


Autres choix :
 

Pour connaître son épopée espagnole :


Et les disques de collection dont le son est excellent quand ils sont écoutés sur les appareils d’origine :

78rpm label



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