Le Jardin Bullier ou les Femmes du Quartier Latin

0De très nombreux livres ont été écrits sur la danse et plus particulièrement sur les lieux où on la pratiquait, les bals, qui étaient situés à Paris ou de l’autre côté des fortifications.

En règle générale, ces ouvrages s’intéressaient uniquement aux établissements, mais beaucoup moins, voire pas du tout, à leur clientèle. En tout cas, ce n’était pas leur sujet principal.

Il en va différemment avec cet opuscule de 31 pages de la taille d’un petit carnet, écrit en 1849, par Asmodée Gunaicophile – Le Jardin Bullier ou les Femmes du Quartier Latin -, qui prend le parti inverse.

Il traite en effet, après un bref descriptif du lieu, de la clientèle, principalement la clientèle féminine. Le titre est explicite à ce sujet.

Gunaicophile appréciait les étudiants car il était, la même année, le rédacteur en chef de l’Étudiant, revue serio-drolatique du Quartier Latin.

Le livre commence par une question : quel sera le lieu à la mode fréquenté par les danseurs et danseuses ? Les bals favoris comme Le Château-Rouge, Mabille, La Chaumière, assidument fréquentés ?  Pour l’auteur, il n’en est rien et le bal à la mode sera indubitablement le Jardin Bullier qui n’a que deux ans et dont M. Lecuyer a été le principal créateur de l’éclairage, jugé féérique à l’époque.

Le premier chapitre concerne la description de l’endroit qui est simple. On apprend que ce lieu véritable « berceau de feuillage » où les bosquets sont nombreux est divisé en trois parties ayant des fonctions différentes.

À gauche, se trouvent trois vastes salons mauresques, au style par conséquent oriental, et dont la décoration intérieure a été confiée à Hippolyte Bazin. Un salon sert de café. Deux autres salons sont consacrés à la danse.

On trouve aussi des jeux de quilles, des billards anglais, un labyrinthe pour le jeu du Minotaure, des jeux de tonneaux (voir note).

Il existait aussi le tir au pistolet mais c’est surtout la balançoire qui était prisée par les femmes qui pouvaient se faire admirer, mais aussi par les hommes qui se plaçaient à l’endroit le plus propice pour apercevoir, avec un peu de chance, les genoux de la femme (chance qu’ils avaient souvent car les femmes les aidaient dans une complicité sans fard).

À droite se trouvaient les bosquets et leurs « discrets ombrages » propices aux épanchements amoureux dont, paraît-il, les jeunes étudiants ne se privaient pas.

Au centre, il y avait un jet d’eau sur un espace sablé où l’on jouait au ballon et au cerceau.

Ce genre d’installation et ce cadre verdoyant n’étaient pas chose si rare à Paris. Certains bals et établissements, notamment au Bois de Boulogne et sur les Champs-Élysées (le Jardin Mabille situé allée des Veuves, qui allait devenir l’avenue Montaigne, par exemple) avaient ce caractère champêtre.

Ce qui donnait au Bal Bullier ce côté particulier si recherché était à chercher ailleurs que dans les installations. Il s’agissait de l’ambiance créée par les étudiants avec leur bonne humeur, aux mœurs insouciantes, aux amours éphémères, et où les « amants de la veille sont encore des amis du lendemain ».

Pour les couples, l’entrée au Bullier n’est pas sans danger et « la femme mariée le défend à son époux » trop consciente du pouvoir des « divinités étudiantes » dont « la robe blanche peut s’avérer légère comme le cœur ». Les écarts en danse ont leur reflet dans les écarts de vertu.

Les habituées du Bullier sont le centre d’intérêt du livre.
Tout le chapitre II leur est consacré. L’auteur dresse le portrait de quelques unes : Pomponette, Séraphine, Davina, Hortense, Clarine, Ernestine, Alphonsine, Angélina, Louison, Delphine, etc.

Certaines retiennent un peu plus l’attention de l’auteur :

– Joséphine qui fume le cigare.
– Pauline la pucelle nommée ainsi par antiphrase par les autres femmes.
– Rose épanouie qui est la seule femme qui « n’ait point d’ennemie parmi les autres femmes ».
– Jeanne la folle qui prend d’assaut la balançoire pour attirer les regards par des poses étudiées et des « lèvres provocatrices ».

L’auteur en profite pour souligner que « les femmes sont ordinairement aussi habiles que rusées dans leur petites guerres de rivalité ». Ainsi, « Jeanne et Pochardinette se mettent en place en se lançant un regard de jalousie et de rivalité indescriptible, un regard qui, sous une apparence de bienveillance, semble respirer la haine ».
On retrouve cette idée dans une illustration du Bal Valentino où la danseuse en rose toise d’un regard dur et antipathique la danseuse en bleu (illustration qui ne fait pas partie du livre et toute ressemblance actuelle d’une danseuse de tango avec cette illustration serait le fruit d’une pure et totale imagination, sans fondement, bien entendu, la jalousie n’existant plus de nos jours entre danseuses !).

 

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Au niveau musical, on apprend que l’orchestre est principalement composé d’un piston, d’une flûte, d’un trombone et d’une clarinette.

La valse est la danse préférée car elle permet « aux sens de se comprendre si bien sans rien dire, et aux cœurs de s’entendre sans parler ».

À la fin, l’auteur souligne qu’il n’est pas naïf : « Je regarde avec le verre grossissant toutes les jouissances de la vie, et je retourne le binocle pour en regarder les petitesses et les misères. J’ai écrit tout le bien qu’on m’a dit des femmes de Bullier, et je n’ai pas ajouté foi aux méchancetés, supposant qu’elles étaient dictées par la jalousie ».

L’auteur a un regard bienveillant et amusé sur ce lieu et sa clientèle qui ne reflète pas forcément la littérature sur ce sujet à cette époque.
D’autres livres auront une analyse bien différente.
Ainsi, en 1863, un livre publié à Tours et intitulé Les Danses et les Bals d’aujourd’hui, la lecture des romans et les spectacles au point de vue moral et chrétien aura un regard très négatif sur ces activités.

Quant aux mœurs libres et insouciantes, bon enfant, des étudiants et étudiantes du Bal Bullier, une autre analyse existait sur ce sujet qui mettait en avant certains dangers encourus par les hommes face à la malignité des femmes dont le but était exclusivement l’argent du danseur.
En 1846, La Boite à la Malice ou les Ruses et Astuces des Femmes. Recueil des Roueries, Fraudes, Stratagèmes, Intrigues, Espiègleries du beau sexe par un philosophe confident de ces dames et de ces demoiselles, en constitue un exemple.

En 1847, sur les bals en général à propos des dangers jugés fréquents dont on trouve un exemple (parmi d’autres puisque ce sujet est aussi traité par Delvau en 1867 et toujours présent dans des livres ou articles de 1921 ) dans le livre Les dangers du nouveau débarqué à Paris en face des demoiselles et dames de la basse et haute volée et des malins, filous et escrocs répandus dans les bals et jardins publics et autres guinguettes de Paris et de la banlieue.

Puis en 1856, sur le cas particulier des courtisanes, Victor Rozier dans Les Bals publics à Paris met l’accent sur le désintérêt total des courtisanes pour la danse, même si elles fréquentent beaucoup les bals, allant même jusqu’à affirmer « le bal est à la courtisane ce que la grève est au maçon ou au tailleur de pierres ».

Les débats enflammeront la France au début du siècle suivant sur la danse et plus particulièrement sur les danses nouvelles dont le tango (cf. L’Église, les intellectuels et la société face au tango au début du XXe siècle).
Finalement, la danse sortira victorieuse de ces luttes, parfois farouches, et les livres postérieurs à la Première Guerre mondiale lui conféreront une légitimité certaine, à l’instar de la duchesse de Clermont-Tonnerre qui écrivait en 1929, dans Les Marronniers en fleur, ses Mémoires, « les femmes respectables dansaient parfois le tango avec leur valet ou leur coiffeur ».

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NOTE

Environ un siècle plus tard, des jeux pouvaient exister aussi dans certains bals, même dans des bals couverts. Ainsi au Balajo, rue de Lappe à Paris, il y avait parfois un jeu consistant à faire monter une femme, voire plusieurs, sur un tronc aux extrémités desquelles se trouvait une manivelle. Actionnées par des hommes, le tronc tournait sur son axe et devenait mobile,  déséquilibrant la femme qui ne manquait pas de tomber (sur des matelas posés sur le sol), laissant admirer l’espace d’un instant ses jambes et ses bas, le temps qu’elle se relève et abaisse sa jupe avec plus ou moins de rapidité.

Chez Gégène, célèbre guinguette des bords de Marne, existaient aussi des jeux et attractions, dont la balançoire qui était très prisée et qui a été photographiée par Robert Doisneau.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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