Raúl Berón ou la constance du raffinement vocal.

11Raúl Berón est né en Argentine, à Zarate, en 1920.

Contrairement à certains musiciens ou chanteurs qui ont grandi dans une famille où la musique n’avait pas sa place, il a vécu dans un contexte familial où elle était au contraire très présente. Son père était en effet guitariste et ses frères avaient formé un groupe musical Los Porteñitos.

Avec un de ses frères (José), il forme un duo qui débute au Kity Dance Cabaret, à Montevideo, et participe à plusieurs émissions radiophoniques. Chanter à la radio constituera pour lui un fabuleux moyen pour se faire connaître qu’il saura parfaitement utiliser notamment en chantant de la musique folklorique.

Peu à peu il sort de l’anonymat mais c’est en 1939, alors qu’il a seulement 19 ans, que sa carrière va réellement débuter. Armando Pontier le présente à Miguel Caló qui recherchait un chanteur. L’accueil est toutefois plus que mitigé et dans une phrase restée célèbre, Caló déclare à Pontier : « Dis à ton ami qu’il continue de chanter des chacareras. Je recherche un chanteur de tango, pas un chanteur de folklore« . Mais l’intelligence et le pragmatisme de Caló contribuent à lui faire vite tempérer son premier jugement. Il engage finalement Berón qui fait ses débuts avec ce grand orchestre au Club Dancing Singapour (voir note 1). Trois ans plus tard, il fait ses premiers enregistrements et le succès est fulgurant. Aujourd’hui encore, ils constituent une référence, notamment Al Compás del Corazón, El Vals soñador, etc.

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Al Compás del Corazón avec Caló

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El vals soñador avec Caló

Que te importa que te llore avec Caló

En 1943, il intègre l’orchestre de Lucio Demare pour deux ans. La même année, il joue dans le film de Pierre Chenal Todo un Hombre (voir note 2).

En 1945, il rejoint l’orchestre de Francini-Pontier et réalise plusieurs enregistrements qui n’auront pas la même portée car un autre chanteur, Roberto Rufino, avait une position dominante au sein de cet orchestre.

En 1949, il rejoint une nouvelle fois l’orchestre de Caló où il restera deux ans avant d’intégrer, alors qu’il est devenu très célèbre, la formation d’Aníbal Troilo pendant quatre ans, de 1951 à 1955. Avec cet orchestre il part au Brésil et c’est à cette époque qu’il joue dans Mi noche triste, film dont le sujet est la vie de Pascual Contursi.

En 1955, il quitte cette formation pour embrasser une carrière de soliste qui le conduira à chanter dans de nombreuses émissions de radio notamment à Radio Belgrano avec Argentino Galván et à la télévision.

L’année 1963 marque ses retrouvailles avec Caló dans le cadre de l’Orquesta de Las Estrellas où figurent Pontier, Francini, Podestá, Federico, etc.

En 1968, il continue d’enregistrer et voyage au Pérou, en Colombie notamment. Il participe à des spectacles comme Patio de la Morocha.

Il meurt d’une crise cardiaque en 1982. Après sa mort, Roberto Siri compose un thème sur lui en forme d’hommage.

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LE STYLE DE RAÚL BERÓN

12La voix de Raúl Berón a marqué l’histoire du tango argentin.

Certains chanteurs qui évoluaient en même temps que lui avaient une voix largement plus sonore et puissante, voire plus timbrée que la sienne, et pourtant, non seulement Berón s’est imposé à son époque dans un contexte de forte concurrence entre chanteurs, mais il a conservé sa popularité au fil des ans et ses enregistrements sont toujours aussi appréciés de nos jours.
Comment expliquer cet état de fait ? Le recul réflexif permet de dégager plusieurs points qui expliquent l’exceptionnelle qualité de son chant qui se caractérise par un raffinement stylistique constant tout au long de sa carrière, une force expressive dans sa sobriété, une intériorisation profonde de ses interprétations qui étaient vécues.

Ce qui est frappant chez Berón, c’est le raffinement de son style qui est fixé, comme cristallisé, dès ses tout débuts alors qu’il est extrêmement jeune et dont il ne se départira jamais.

À ce stade, il est très important de ne pas confondre style et évolution vocale. Le style fait référence à des éléments interprétatifs et expressifs maîtrisés et déterminés par le chanteur alors que l’évolution vocale est une donnée exogène liée au vieillissement naturel de la voix qui, avec l’âge, a tendance à s’assombrir (voir note 3). C’est ce point qui a pu induire un certain nombre d’erreurs concernant des commentaires sur la voix de Berón qui, selon eux, aurait légèrement perdu en qualité après 1960 en raison d’une couleur devenue plus sombre, le faisant ainsi passer de ténor à baryton pour faire bref. Cette erreur est d’autant plus importante qu’elle s’ajoute à une inexactitude sur la détermination vocale de ce chanteur. Berón était-il vraiment ténor comme il est parfois écrit ? Il convient de répondre par la négative. En effet, au sens strict, il n’était pas ténor. En revanche il avait plutôt une voix de baryton léger lui permettant de côtoyer et parfois même d’évoluer dans une partie du registre du ténor car il avait l’aigu facile (voir note 4).

La quarantaine passée, sa voix s’est assombrie comme il est tout à fait normal et ce côté « ténorisant » qu’il pouvait parfois avoir dans la couleur de sa voix a disparu.

Sa prononciation n’avait pas la qualité exceptionnelle de celle d’Ángel Vargas. C’est le seul tempérament que l’on peut apporter à ses qualités extraordinaires particulièrement éclatantes en matière de style.

Le choix volontaire du raffinement et de la subtilité esthétiques intervient dès ses débuts. En pleine jeunesse, il délaisse l’emphase, la grandiloquence, le chant enflammé. En ce sens, on pourrait dire qu’il est le contraire d’Alberto Castillo (autre très grand chanteur qui a marqué aussi son époque mais dans un style tout à fait différent). On peut se poser la question de savoir si c’est l’influence de Caló qui l’engage qui lui impose ce style, cette couleur, puis ensuite Lucio Demare chez qui le raffinement était une valeur quasiment érigée en dogme qui ont déterminé les caractéristiques stylistiques de Berón.

Oigo tu voz avec Demare

Oigo tu voz avec Demare

Il n’est pas interdit de penser que ces grands musiciens n’ont pas déterminé ou influencé Berón mais qu’il était en phase avec leurs conceptions esthétiques et musicales. D’ailleurs pour s’en convaincre il suffit de regarder les musiciens que Berón choisit pour poursuivre sa carrière : il choisit Francini-Pontier puis Troilo ce dernier étant considéré comme un des chantres de l’intériorisation et de l’interprétation profonde dans laquelle les aspects intellectuels sont fondamentaux (voir l’article sur Troilo sur la différence entre un musicien et un interprète).

Remolino

Remolino avec Francini – Pontier

El Choclo avec Troilo

Como tú avec Francini – Pontier

Berón est ainsi un des rares exemples artistiques de symbiose stylistique entre le chanteur et l’orchestre.
Au service de l’interprétation vécue et intériorisée, la voix de Berón empreinte de mélancolie, faite plus de velours que de métal, transcrivait à merveille son imagination musicale pour en faire un interprète plus qu’un chanteur, renouant ainsi avec l’époque enchanteresse de Gardel.

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NOTES

1) C’est un phénomène très intéressant que l’on rencontre parfois dans les auditions de chanteurs ou de musiciens. Il arrive que derrière une prestation moyenne, voire mauvaise, se cache un réel potentiel, sans compter qu’une audition peut ne pas révéler pour diverses raisons un talent pourtant bien présent. Il est dès lors très important de ne pas porter un jugement définitif et il faut une réelle intelligence ou une perception artistique aiguë pour ne pas se fier à ce que l’on perçoit de prime abord. À l’époque où Rolf Liebermann était directeur de l’Opéra de Hambourg, un très jeune ténor, a passé une audition devant lui. Ce jour là, ce chanteur était dans une petite forme et certains passages chantés n’étaient pas réussis ; sa prestation n’était que moyenne. En se fiant à une analyse rationnelle, ce chanteur aurait dû se voir opposer un avis négatif et n’aurait pas été engagé. Mais Liebermann a immédiatement compris et décelé l’énorme potentiel de la personne qu’il avait en face de lui et il l’a immédiatement engagé en lui faisant chanter les grands rôles du répertoire. Un immense succès était à chaque fois au rendez-vous. Par la suite, ce chanteur a très vite débuté au Met de New York (1968), à la Scala de Milan (1969), etc. Ce jeune chanteur qui allait être adulé sur toutes les plus grandes scènes lyriques internationales était Plácido Domingo.

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Rolf Liebermann

Plácido Domingo

Plácido Domingo

Quand elle était très jeune, Maria Callas qui était aux États-Unis dans l’espoir de se faire connaître avait vu ses espérances s’envoler. C’est l’Italie et un grand chef d’orchestre, Tullio Serafin, qui vont la rendre célèbre et lui ouvrir la voie qui la conduira à l’Olympe du chant.

2) Pierre Chenal était français. Il avait quitté la France pour fuir le nazisme et s’était installé en Argentine.

3) Les chanteurs d’opéra connaissent tout autant ce phénomène d’assombrissement de la voix qui devient plus « épaisse », plus consistante, avec un médium plus important (ce qui ne se traduit pas forcément par une diminution qualitative du registre aigu).

4) En faisant un comparatif audacieux avec les voix d’opéra, on pourrait dire qu’il serait dans la catégorie du baryton Martin, voix caractérisée par la souplesse et la facilité de l’aigu.

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DISCOGRAPHIE

Pour une vue d’ensemble de la voix de Berón avec les quatre principaux orchestres avec lesquels il a chanté :

777
Pour apprécier Berón avec un orchestre particulier :

78

47

32

Berón avec Caló mais dans le cadre de l’Orquesta de Las Estrellas :

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Et les disques de collection :

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