Carlos Gardel à Paris

CXG

Depuis ses débuts en Uruguay en 1915, Carlos Gardel n’avait jamais chanté en France et plus particulièrement à Paris. À cette époque, la capitale française avait un prestige international dans de nombreux domaines dont celui de la culture, des loisirs et des spectacles. Certains musiciens et danseurs argentins s’étaient d’ailleurs installés dans cette ville comme Villoldo, Gobbi, Aín. Environ cent Argentins enseignaient le tango à Paris à cette époque notamment dans des académies de danse. Des artistes célèbres comme Mistinguett le dansaient. Les théâtres et lieux d’amusement, les cabarets, les dancings foisonnaient dans plusieurs quartiers parisiens, principalement à Montmartre et dans le quartier des Champs-Élysées, dont l’ambiance et la richesse ont été magistralement décrites par Francis Carco et Jean-Paul Caracalla (voir note 1).
Pour un grand artiste, se produire à Paris était une consécration et, en cas de succès, l’assurance d’un prestige et d’un rayonnement qui dépassaient largement les frontières de la France.

À l’image de certains artistes qui sont venus pour la première fois à Paris plutôt tardivement, c’est seulement en 1928 que Carlos Gardel a fait ses débuts en France, quelques mois après avoir débuté en Espagne.

À la fin de l’année 1927, Gardel quitte l’Argentine pour l’Espagne avec ses deux guitaristes Barbieri et Ricardo à bord du paquebot le Conte Verde qui appartenait à la Lloyd Sabaudo (voir note 2).
Le 19 novembre 1927, Horacio Pettorossi écrit à Carlos Gardel pour lui exprimer sa volonté qu’il vienne chanter à Paris et lui assure qu’il aura beaucoup de succès.

Gardel et Barbieri.
Gardel et Razzano.
José Maria Aguilar 

Arrivé à Barcelone, il part en train pour Madrid en décembre 1927 où il retrouve une chanteuse qui avait été sa partenaire à Buenos Aires, Teresita Zazá (1893-1980). C’est dans cette ville qu’il assiste à un concert du trio Irusta-Fugazot-Demare et qu’il donne quelques galas avant de retourner à Barcelone où il enregistre plusieurs morceaux.
En janvier 1928, Gardel se produit à Madrid et fait plusieurs séances d’enregistrement à Barcelone.

Le 17 avril 1928, Carlos Gardel va à Paris où il souhaitait vivement travailler. À cette fin, il avait chargé Luis Gaspar Pierrotti de prospecter. Manuel Pizarro qui se produisait souvent à El Garrón depuis 1920 souhaitait également que Gardel vienne dans la capitale française. Pierrotti, Pizarro et ses frères font tout pour persuader Paul Santolini, très souvent appelé Paul Santo dans la presse, de faire venir le chanteur argentin (voir note 3). À la tête de plusieurs établissements célèbres comme l’Embassy, le Palermo, le Rat mort, etc., Paul Santo était surnommé « Le Napoléon des boîtes de nuit ».


Il lui font écouter des disques de Carlos Gardel en vue de le convaincre de l’engager. Prudent, Santo avant de prendre toute décision voulait rencontrer personnellement le chanteur et juger par lui-même de la valeur de l’artiste.
Salvador Pizarro, un des frères de Manuel Pizarro, bien plus tard, a raconté leur rencontre : Paul Santo et des amis argentins étaient attablés dans un restaurant quand Gardel et Pierrotti ont fait leur apparition. À un moment, les mains dans les poches, Gardel a reculé sa chaise et a commencé à chanter Siga el Corso, d’abord à voix basse puis à pleine voix. Santo a immédiatement été conquis et l’a engagé pour se produire Salle Pleyel (ce qui ne se fera pas) et au Théâtre Florida, établissement célèbre dont il était le propriétaire, à deux pas du Casino de Paris. Le contrat a été signé le 18 mai 1928. Il prévoyait une rémunération de 3200 francs par jour pour trois mois renouvelables ce qui était une rémunération conséquente ; à titre d’exemple, Maurice Chevalier, considéré comme une des plus grandes vedettes de l’époque, gagnait seulement 3000 francs par jour. Durant son séjour à Paris, Gardel habitait au 23, boulevard des Batignolles. Il en profite pour faire des dîners et sorties nocturnes ce qui lui permet de se faire connaître sans forcément le rechercher, auprès de personnes influentes de la vie parisienne.

Ainsi, la revue Comœdia du 7 avril 1928 publie un article intitulé Le maître du tango :

« Gardel !
Ce nom évoquera pour les amateurs de tango, tout ce que cette danse a de sensuel, de lascif, de prenant, de nostalgique, de douloureux et de sentimental. Gardel est le meilleur chanteur argentin, spécialisé dans les mélodies du terroir.
Sa réputation égale, en Amérique, celle de Raquel Meller, de Mayol ou de Chevalier chez nous (voir note 4). Les disques de phonographe ont commencé à le populariser en France, mais il n’a paru encore sur aucune scène européenne.
Or, Gardel est actuellement à Paris. Grâce à mon ami Paul Santo, le sympathique animateur de Florida et de Palermo, du temple du tango, j’ai pu l’entendre et l’applaudir dans un dîner intime.
C’est vraiment un grand artiste.
Il faut voir tout ce que Gardel peut mettre d’art vrai et sincère dans une simple chanson. Sa voix est prenante, sa diction impeccable, ces jeux de physionomie impressionnants.
Il exprime, presque dans un souffle, la volupté, l’amour, l’angoisse, la douleur, la trahison.
Il vous prend par un geste, par un regard, par une intonation et on ne se lasse pas de l’entendre.
Il serait regrettable qu’une vedette de cette grandeur ne soit pas produite sur une scène parisienne.
Gardel fait partie de cette petite phalange de vedettes internationales qu’un directeur avisé se doit de révéler à l’élite ».

Alors que l’équipe de football argentine dont Samitier faisait partie et qui était un de ses amis passait par Paris pour rejoindre les Jeux Olympiques d’Amsterdam, Gardel les invite tous au Palermo.

Il retourne ensuite à Buenos Aires à bord du Conte Rosso qui appartenait également à la compagnie précitée. Il arrive à Buenos Aires le 14 juin 1928 après sept mois d’absence. Il envoie alors un câble à son vieil ami Alfredo Deferrari qu’il ramène une voiture. Il s’agit d’une Graham Paige, nouveau modèle de 1928, cadeau de ses admirateurs Barcelonais. Cette voiture sera la seule qu’il possédera. Pour la conduire il lui fallait un chauffeur ; il choisit Antonio Sumage.

À bord du Conte Rosso lors de son retour en Argentine en juin 1928.
Gardel et Deferrari en 1906.


Dans la capitale argentine, Carlos Gardel fait trois séries d’enregistrement les 26 juin, 6 juillet et 23 juillet au cours desquelles il enregistre Esta noche me emborracho.

Il se produit à Radio Prieto le 23 août avec un contrat négocié par Razzano. Ce contrat prévoyait non pas la gratuité mais cinq cents pesos par émission avec six chansons maximum. C’est à cette époque que Gardel souhaitait un troisième guitariste pour compléter le duo Ricardo-Barbieri. Il choisit José Aguilar, un Uruguayen de même âge que lui qui avait en musique une formation classique. Dans les années 1920, il avait accompagné le duo Magaldi-Noda et avait enregistré avec Corsini. C’est lui qui a créé pour la première fois certains effets musicaux notables, notamment des effets qui rappellent la mandoline. Il rejoint l’équipe en juillet et se produit au cinéma Paramount jusqu’au 20 août ainsi qu’en studio. Ensuite, il se produit une semaine au Teatro Solis à Montevideo avant de revenir à Buenos Aires pour une séance d’enregistrement à Radio Prieto.
Carlos Gardel et ses musiciens préparent leur tour de chant prévu à Paris.
Toute l’équipe se prépare au voyage en France : Pierrotti qui est son manager, Sumage et la voiture, les trois guitaristes et le frère de José Ricardo, Rafael, dont Gardel dit qu’ils auront besoin de lui pour préparer le maté.

Esta noche me emborracho

Le 12 septembre 1928, le Conte Verde quitte Buenos Aires. Carlos Gardel, alors que le bateau commence à partir, envoie un message à Crítica dans lequel il déclare partir à la conquête de Paris avec le tango, ville où Maurice Chevalier triomphe.
C’est à ce moment que se produit une terrible catastrophe, à savoir l’ouragan Okeechobee qui frappe particulièrement la Guadeloupe, occasionnant la mort de 1270 personnes.

Gardel lors d’une traversée, 1930


Le bateau arrive à Barcelone le 26 septembre et il voyage en voiture jusqu’à Toulouse où Carlos Gardel rend visite à son oncle et à sa tante avant de partir pour Paris. Il espère y rencontrer la grande cantatrice Ninon Vallin qui adorait le tango, célèbre partenaire de Georges Thill dans Werther, qu’il était allé écouter au Colón de Buenos Aires qui l’avait engagée dès 1916.

Un grand élan de solidarité s’est manifesté pour aider les sinistrés de la Guadeloupe. Pour sa part, Paul Santo avait pris l’initiative d’organiser un gala au Théâtre Femina avec de nombreuses vedettes pour présenter Carlos Gardel au public. Compte tenu du contexte, Gardel lui a demandé par télégramme envoyé de Barcelone que la représentation prévue soit donnée au profit des sinistrés concernés par la catastrophe, ce que Paul Santo a évidemment accepté.
La soirée devait être présidée par Léon Perrier qui était ministre des Colonies (voir note 5).
La presse s’en est fait l’écho et de nombreux journaux ont annoncé l’événement sous forme de publicités ou d’articles comme celui du Gaulois du 23 septembre 1928, où l’on peut lire : « Le Gala argentin qui aura lieu dimanche soir au Théâtre Femina, avec le concours de M. Carlos Gardel, le créateur de tangos en vogue, sera donné au bénéfice des sinistrés de la Guadeloupe ».

Quant à la revue Comœdia du 28 septembre 1928, dans un article signé G.S. intitulé Un grand gala au profit des sinistrés de la Guadeloupe, elle annonce ainsi les débuts de Carlos Gardel à Paris :
« Nous avons annoncé ici-même le gala qui doit avoir lieu dimanche soir au Théâtre Femina pour la présentation au public parisien de la célèbre vedette sud-américaine, le créateur de tous les tangos à la mode : Carlos Gardel ».

29 septembre 1928

Carlos Gardel fait donc ses débuts à Paris au Théâtre Femina le 30 septembre 1928 et c’est un triomphe, colossal et immédiat, au point que Carlos Gardel se demande s’il est à Paris ou à Buenos Aires.

La grande majorité des journaux parisiens ont décrit cette soirée mémorable.
Dans Le Gaulois du 3 octobre 1928, un entrefilet précisait : « Au Théâtre Femina, les personnalités les plus élégantes de la colonie sud-américaine assistaient au début du guitariste Carlos Gardel ».

Le 1er octobre 1928, La Rampe publie un long article de Hernan Carril, directeur du Palermo, intitulé Carlos Gardel :

« Une vedette, célèbre en Amérique du Sud, vient d’être révélée au public parisien. C’est Carlos Gardel, chanteur sud-américain, créateur de tous les tangos à la mode.
Présenté à la Presse par Paul Santo, au cours d’un gala de bienfaisance au Théâtre Femina, son succès fut triomphal.
Voici en quels termes parle de lui un de ses compatriotes, ami d’enfance qui le connaît bien et qui a su analyser aussi bien son âme que son talent.
Carlos Gardel ! Son chant d’oiseau créole est une langue universelle qui dévoile aux yeux du monde entier l’âme argentine et ses mystères.
Chaque note de ses chansons est un écho des veillées aux ranchos des pampas lorsque les rudes gauchos se racontent leurs exploits et se rappellent les épopées qui composent la tradition légendaire de la grande République. Carlos Gardel est le messager qui a recueilli dans sa guitare toutes les palpitations du cœur populaire pour les offrir aujourd’hui au peuple de la lumineuse France. Son art est agréable aux sens, mais la science y trouve son compte, car elle sait dans l’austère folklore, découvrirent les moindres variations des pensées d’une race.
Le chant de Carlos Gardel, c’est la plainte du vent dans les branches, c’est la méditation crépusculaire quand la nuit descend sur les espaces infinis, c’est le chant même d’une nation qui, avec quelques notes mélancoliques exprime son orgueil, ses joies et ses douleurs.
Carlos Gardel est un troubadour argentin, semblable au légendaire Santos Vega [gaucho argentin mythique et payador invincible] et à ses disciples qui, la guitare au dos et le front débordant d’harmonies, traverse le monde et inscrivent l’âme de leur patrie et de leurs frères, gauchos ou indiens, sur une simple portée musicale.
C’est un prisme « sonore » où se jouent les reflets des émotions sud-américaines telles qu’on les trouve dans l’allégresse d’une chanson, dans l’angoisse d’une autre ou dans la tendresse d’une vidalita, avec les modulations qu’un cœur sensible reçoit des vastes plaines argentinées, des coteaux uruguayens ou des Cordillères du Chili.
Choses et gens, la paysanne, le cheval et le poignard prennent corps dans ses chants et bercent sa nostalgie, cette nostalgie faite des passions du gaucho : l’amour et le patriotisme, la loyauté et l’amitié, l’énergie et le courage.
Et il nous rapporte aussi des villes l’âme du faubourg. Le pittoresque faubourg où le peuple aime et souffre. Carlos Gardel nous en évoque les amours, les peines, les plaisirs, les fatigues, les espoirs, les vertus et les vices en d’irrésistibles tangos.
Parfois, comme en un drame réaliste et rapide, il nous montre des scènes de basses passions et de cruautés telles qu’elle se déroulent dans les ruelles des bas quartiers, de ces quartiers où la ville fiévreuse rejette ces épaves comme la mer rejette son écume aux rochers.
Il nous chante aussi les amours ingénues de la midinette, ses illusions, ses déceptions, ses rires et ses larmes. Il nous découvre l’âme de la petite ouvrière que les lumières des villes éblouissent si facilement et qui va, fascinée vers le luxe mondain et le tintement de l’or.
Mais dans la navrante histoire de sa chute, une note sentimentale rappelle la vieille maman ou le fiancé délaissé, car il n’y a pas de déchéance humaine où ne survive quelque sentiment de tendresse et de bonté.
Enfin, par un cosmopolitisme comparable à celui de la lointaine Buenos-Ayres [sic], gouffre où se fondent toutes les races, où se mélangent toutes les passions, Carlos Gardel fait vibrer dans ses chants l’amour des Françaises spirituelles, des Espagnoles passionnées, puis des ardentes Italiennes dont les beautés et les ardeurs précipitent le rythme des cœurs argentins.
Parce que l’harmonie, langue divine est la langue

« Langue que pour l’amour inventa le génie »

de Carlos Gardel, les Français l’écouteront comme il est écouté là-bas, et sans doute bien des paupières tenteront vainement de retenir les larmes que son prodigieux talent fera monter du cœur aux yeux de ses auditeurs ».

La revue Comœdia du 2 octobre 1928 quant à elle consacre à la soirée du Femina un article de Paul Grégorio intitulé Carlos Gardel :

« Le public privilégié qui assistait dimanche, dans la salle du Théâtre Femina, au gala de bienfaisance organisé par Monsieur Paul Santo, sur la demande de Carlos Gardel, au bénéfice des sinistrés de la Guadeloupe, gardera de cette soirée une inoubliable impression d’art.

Le programme, composé avec un éclectisme raffiné, réalisait une heureuse alternance de musiques et de danses anciennes et modernes. Toute la grâce mièvre du dix-huitième siècle opposait sa douce poésie à la bruyante allégresse de notre temps. Harpes, violons, clavecins, gavottes et menuets rivalisaient, pour notre ravissement, avec les saxophones des jazz rythmant de frénétiques charlestons, puis avec les nostalgiques accords de l’orchestre Pizarro. On fit fête aux interprètes. […].

Après ce fut le triomphe de Carlos Gardel [il intervenait en seconde partie]. Quel artiste admirable ! Toute l’âme de l’Argentine est dans ses chansons. Il les dit dans leur langue maternelle, l’espagnol [Gardel ne voulait pas chanter en français ; il le fera plus tard], mais il nous les traduit en un langage si clair par les inflexions de la voix, l’expression du regard et la plus extraordinaire mimique du visage, que rien n’échappe à notre compréhension. Nous avons profondément senti tout ce qu’il y a de tendresse, de naïveté, de poésie, de passion ardente et mélancolique dans l’âme mystérieuse d’un gaucho ou d’une jeune fille sud-américaine. Carlos Gardel sera demain l’enfant gâté de Paris. Remercions M. Paul Santo de nous avoir révélé un tel artiste ».

1923.

Dans son numéro du 11 octobre 1928, la revue Comœdia décrit une de ses prestations dans un article intitulé Les attractions de la quinzaine :

« J’ai plusieurs fois signalé la qualité de quelques-uns des numéros présentés dans les cabarets de nuit, en indiquant que la très curieuse activité de ces établissements ne pourra être négligée par l’histoire des spectacles parisiens. Monsieur Paul Santo, qui dirige divers cabarets et dancings, notamment le Palermo, l’Embassy, Florida, a eu l’heureuse idée de réunir en un seul le programme, au Théâtre Femina, pour une soirée de bienfaisance au profit des sinistrés de la Guadeloupe, les divers numéros actuellement épars dans les diverses provinces de son royaume. Ce procédé a permis de faire connaître à la presse une série d’attractions réservées pour le moment à une clientèle privilégiée, mais bien dignes d’être signalées dès maintenant à l’attention du grand public.

[…]. Léon Abbey est brillant à souhait et son conducteur, mince et nerveux, l’anime avec une précision pleine d’humour. C’est un bon jazz entre les meilleurs, de même que l’orchestre argentin Pizarro, présenté ici avec tout son effectif de vingt-quatre exécutants, est un orchestre de tango remarquable d’entrain, de rythme et d’éclat. J’ai eu l’occasion, quand l’orchestre Pizarro est passé à l’Empire en juin dernier, de dire mon sentiment sur ses qualités et de marquer ses limites. Nous avons retrouvé la même compagnie dans la revue du Palace, un peu réduit en nombre, avec la chanteuse Alina de Silva. Mais, dans cette soirée du Théâtre Femina, l’orchestre Pizarro nous était exclusivement présenté comme orchestre de dancing, ce qui me semble bien être sa véritable destination. Des danseurs en costumes argentins, les hommes en gauchos, à larges braies fleuries, les femmes en jupe à volants, jouant avec leurs foulards blancs ou bleus, tour à tours noués et dénoués, formant des rondes et des étoiles sans rompre le rythme martelé de leurs pas, exécutent avec beaucoup de grâce pittoresque le Péricon, danse nationale, ingénieusement réglée par M. José Volpi. C’est une charmante chose, d’un accent populaire très savoureux, qui n’exclut pas une certaine recherche de style.

Mais la grande révélation de ce programme, c’est Carlos Gardel, le chanteur de tango sud-américain, qui jouit, paraît-il, en Argentine, d’une réputation comparable à celle de Maurice Chevalier chez nous. Avec de telles vedettes, je redoute toujours soit une franche déception, soit d’avoir à subir, le snobisme et la réclame ayant fait leur œuvre, ces déchaînements déraisonnables d’enthousiasme qui pour ma part me glacent et m’irritent en m’empêchant de goutter avec le discernement des qualités estimables, digne d’une approbation moins bruyante et peut-être plus sincère. Dès la première minute, Carlos Gardel m’a entièrement rassuré. Voici vraiment un merveilleux artiste, qu’on ne saurait assez admirer et applaudir. Assis face au public, s’accompagnant à la guitare, il chante des tangos et des chansons populaires de son pays. Trois guitaristes placés derrière lui renforcent l’accompagnement : l’un deux a un visage rude et grave, d’un beau caractère, et paraît être un artiste de mérite. L’intelligence visible de Carlos Gardel, sa bonne foi, son ardeur, sa simplicité lui gagnent tout de suite la sympathie des spectateurs. Son visage mobile est beau sans fadeur et admirablement expressif. Sa mimique naturelle éclaire suffisamment le sens des paroles espagnoles qui échappent aux auditeurs français et sa voix chaude, tour à tour tendre et passionnée, violente et suave, conduite avec une souplesse qui atteint à la maîtrise, touche directement le cœur. Il y a aussi de l’indéfinissable dans le charme de Carlos Gardel. On devine une personnalité puissante, une sensibilité d’artiste, une énergie farouche jointe à une aimable facilité, une cordialité entraînante et généreuse.

Le répertoire de Carlos Gardel est bien varié de sentiment et de couleur.

Quelques-unes de ses chansons, d’une mélancolie pénétrante, ont un accent très particulier, qui semble bien porter sa marque d’origine. Je craindrais de m’égarer en citant des exemples après une seule audition. Dix jours sont passés, et j’étais si ravi que je n’ai pas eu, je l’avoue, le courage de prendre des notes. Je me souviens pourtant d’une émouvante chanson de bouviers s’appelant dans la campagne, au crépuscule, d’évocation nostalgique de paysages et de souvenirs dans Barrio reo et surtout Caminito de morceaux populaires que les Sud-Américains, fort nombreux ce soir-là dans la salle, demandaient avec insistance. Mais l’art de Carlos Gardel est si vivant, si souple, si riche qu’on ne se lasserait pas de l’entendre et qu’il serait bien vain d’essayer de le définir d’après telle de ses chansons plutôt qu’une autre. Il a toutes les notes tour à tour et, quand il se penche passionnément sur sa guitare, inclinant la tête et le corps jusqu’à sembler se coucher sur l’instrument pour mieux faire passer en lui la chaleur de son cœur, on ne saurait dire à l’avance quel sanglot d’amour, quels cris de joie, quel sarcasme, quel soupir, quelle plainte rêve à sortir de ses lèvres et nous troubler jusqu’au fond de l’âme.

Attendons maintenant Carlos Gardel au music-hall, où il ne manquera pas de venir quelque jour et où il trouvera peut-être un véritable public. Ce qui me fait penser qu’il y serait accueilli chaleureusement, c’est le succès que vient de retrouver à l’Apollo, l’orchestre argentin dirigé par M. Édouard Bianco. Cette compagnie que nous avions applaudie à l’Olympia dès 1926, plusieurs fois à l’Apollo vers le commencement de cette année […], et au concert Mayol au mois de mai, sous le nom de Bianco-Bachicha, s’appelle maintenant Bianco-Bachilia, en raison des modifications survenues cet été à la suite de quelques défections d’artistes qu’il a fallu remplacer. L’orchestre de M. Édouard Bianco, tel qu’il est aujourd’hui, n’est pas inférieur à ce qu’il était avant ces événements d’ordre intérieur, dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Son répertoire musical et poétique est d’une qualité exceptionnelle, avec ses tangos émouvants devenus justement populaires, Plegaria, Crepusculo, Lo Han visto con otra, Angustia, etc., etc., qui nous touchent au vif parce qu’ils expriment une sensibilité voisine de la nôtre. La plupart des musiciens que nous avions remarqués dans cet orchestre sont toujours à leur poste, et parmi eux, au premier rang, M. Pettorossi, qui a composé plusieurs tangos comptant parmi les plus beaux de ce répertoire et qui fait apprécier à la fois sa virtuosité et sa ferveur musicale dans un morceau brillant, où il semble improviser devant nous des variations pareilles à des confidences, l’Âme de la guitare. […].

Le Figaro du 2 octobre 1928 sous la plume de Jacques Patin décrit le spectacle donné au Théâtre Femina dans un article intitulé Théâtre Femina : Le chanteur de tangos Carlos Gardel, spectacle de gala :

« Le gala de bienfaisance donnée l’autre soir au Théâtre Femina, au profit des sinistrés de la Guadeloupe, et que n’a pas pu présider le ministre des Colonies, blessé dans un accident d’auto, nous avons eu le plaisir d’entendre le célèbre chanteur de tangos Carlos Garden [sic, et ainsi orthographié dans tout l’article], présenté pour la première fois en France par Monsieur Paul Santo. Carlos Garden qui porte le costume national des gauchos et qu’assistent ces trois guitaristes habituels, chante en s’accompagnant lui-même sur la guitare. Les modulations, les inflexions de sa voix et les jeux d’une physionomie singulièrement mobile sont donc ses seuls moyens d’expression. Mais il en use avec un art consommé et l’on a l’impression qu’il exerce sur le public une sorte de charme magnétique. Très habilement, Carlos Garden, à chaque refrain, se soustrait au regard en s’inclinant de profil derrière le manche de son instrument et il peut ainsi à chaque couplet montré un visage neuf. Son chant, parfaitement cadencé, est surtout fait de nuances et de douceur, mais il y passe des accents tragiques, des cris d’orgueil et de révolte, d’allégresse et d’enthousiasme qui alterne avec de plaintives mélopées et des récitatifs d’une tendresse et d’une mélancolie caressantes. Carlos Garden a interprété toute une série de tangos où se reflète l’âme sentimentale et chevaleresque de son pays. L’élégante assistance, composée en grande partie de membres de la colonie sud-américaine, lui a fait un succès triomphal. […] ».


Carlos Gardel décrit son succès à Paris de la façon suivante : « Je suis traité comme si j’étais le maharadjah d’Inde ».

Quelques jours après, le 2 octobre, Carlos Gardel se produisait au Florida situé au 20, rue de Clichy à Paris.
Le Florida appartenait à Santolini qui voulait le transformer en salle de prestige international.
Le salon principal mesurait environ quarante-cinq mètres sur dix-neuf mètres. Il y avait une piste de danse et un bar. Les décorations murales étaient faites par le peintre argentin Tito Saubidet.

Le journal Excelsior écrit le 7 octobre 1928 dans un entrefilet intitulé Que faites-vous ce soir ?, l’atmosphère du Paris nocturne :
– « Nous dînons à l’Embassy, avenue des Champs Élysées, parce que la cuisine y est excellente.
– Tiens, nous aussi, on nous a tellement vanté le gracieux spectacle Harpe et Jazz avec Emmy Magliani. Et il paraît que l’orchestre Pizarro et le fameux jazz de Léon Abbey sont uniques.
– Après la soirée nous vous emmènerons à Florida, afin d’entendre la célèbre vedette sud-américaine Carlos Gardel qui révolutionne Paris depuis quelques jours.
Voilà ce qu’on entend à chaque instant au Salon, aux courses, sur les boulevards et dans le monde ».

Le Florida, selon Canaro, était l’établissement le « plus aristocratique ». De nombreuses personnalités le fréquentaient comme le pianiste Arthur Rubinstein ou Rudolf Valentino.
Pour cette soirée qui restera mémorable et prélude à de longs succès dans la capitale, de nombreuses célébrités sont venues comme Enrique Cadícamo, Pascal Contursi, Eduardo Bianco, etc.

Le spectacle a été conçu par Carlos Gardel. Les trois guitaristes étaient habillés en gaucho comme le prévoyait le contrat. Ils jouent Re Fa Si, Las Madreselvas, La Cumparsita, le foxtrot Manos Brujas. Après ce dernier morceau, Gardel entre en gaucho et chante notamment Siga el Corso, Adiós muchachos, El carretero, Cariñito et donne Francia en bis.

Manos Brujas

En première partie, se produisait un sextet dirigé par le violoniste Carlos Spaggiari. Ensuite, Carlos Zinelli a chanté des estribillos et un bal a suivi un peu plus tard.

Après le bal, juste avant son entrée en scène, une annonce retentit : « Mesdames et Messieurs, le chanteur argentin Charles Gardel [sic] ». Gardel est apparu avec ses guitaristes. Il était vêtu d’un costume bleu aux broderies éclatantes alors que ses guitaristes étaient en gris. Il commence à chanter alors que se poursuivent murmures et bruits. À la première strophe, les bruits cessent et très vite les murmures. À la fin de sa première chanson, le public lui fait une véritable ovation.
Il chante Siga el Corso, Esta noche me emborracho et El Carretero d’Arturo de Nava, chanson qui fait fureur à Paris ; tout le monde la chante ou la siffle.

El carretero


C’est Jean Binnet qui a animé la soirée et les titres étaient annoncés au public par une petite tablette .Le spectacle s’est terminé à trois heures.


Dans Le Gaulois du 4 octobre 1928, on peut lire un bref article de N. Intitulé Carlos Gardel :

« Le prestigieux créateur de tant de tangos en vogue a été présenté, avant-hier soir, à la presse parisienne dans le cadre élégant du Florida, qui vient d’être aussi heureusement renouvelé par les soins avisés de M. Paul Santo. Vêtu d’un harmonieux costume bleu aux broderies éclatantes, entouré de quatre guitaristes en tenue grise et dont chacun est un virtuose incomparable, il interpréta à la perfection quelques chansons argentines au rythme dansant et langoureux. Son succès fut considérable. Et c’est justice, car Gardel est un grand artiste dont les talents de chanteurs et de musiciens trouveront certainement à Paris la consécration flatteuse qu’il y est venu chercher ».

Dans Le Gaulois du 6 octobre 1928, un simple entrefilet précise dans la rubrique Argentine : « Le chansonnier et guitariste Carlos Gardel a eu un gros succès au restaurant Florida, auquel se trouvait […] ».

Par conséquent, le succès a été phénoménal et est resté constant pendant trois mois durant lesquels il a joué à guichets fermés.

Après le spectacle, il dîne rue Notre-Dame de Lorette, au Capitole.

Après ses débuts au Florida, il emménage au 51, rue Spontini.

La première semaine du mois d’avril voit la fin de ses représentations au Florida.
Après le Florida, Santo voulait prolonger le contrat mais Gardel avait d’autres engagements.

Peu de temps après, il se produit à l’Empire et La Rampe du 15 février 1929 consacrait un article de Jacques Chabannes à ce spectacle qui regroupait plusieurs artistes dont la majorité n’appartenait pas au monde de la musique ou de la chanson. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un récital de Carlos Gardel.

L’auteur de l’article écrit : « Je vous ai parlé ici, il n’y a pas très longtemps, de l’extraordinaire chanteur de tangos, Carlos Gardel. C’est un artiste. Il chante et, aussitôt, se crée l’atmosphère. Voici la pampa, voici le gardien de bestiaux, voici l’immense campagne sud-américaine, ses villages, ses mœurs rudes, sa poésie. Voici la ville, le bouge, avec ses tangos voluptueux et sauvages. Par le miracle de l’art, Carlos Gardel recrée chaque soir l’Argentine, mais non la fausse Argentine des tangos bien parisiens, mais ce pays de mirage lui-même. Il nous amène sur le chemin de Buenos-Ayres [sic]».

Le 15 janvier 1929, La Rampe s’intéressait à certains enregistrements de Carlos Gardel :

« Je n’ai pas encore parlé de l’étonnante vedette d’Odéon, Carlos Gardel, dont le triomphe, chaque soir, à Florida, est indescriptible. Vous ne pouvez pas ne pas l’entendre, non seulement Por donde andaras, mais Adiós Muchachos, La Sulamita, Caminito, et, sur le même disque que Ramona, El Carretero. La voix de Carlos Gardel, au-dessus des guitares, ordonne avec une persuasion intense, un émoi inconnu, mystérieux et simple, évocateur de lointains pays voluptueux où l’on voudrait vivre ».

Le 23 septembre 1928, un terrible incendie avait détruit le Théâtre des Nouveautés à Madrid où deux cents personnes périrent.
Le journal L’Intransigeant rapporte dans son édition du 28 septembre 1928 : « Où est le souffleur ? Des hommes ont sans doute été réduit en cendres.
Les derniers pompiers qui surveillaient les décombres amassés dans le Théâtre des Novedades ont quitté les lieux ce matin.
Les travaux de déblaiement continu. […].
La nuit dernière, certains milieux officiels avaient annoncé que le cadavre du souffleur du théâtre avait été reconnu parmi les derniers corps identifiés. Il s’agit d’une erreur due à une ressemblance de noms. On ignore toujours ce qu’il a pu devenir. Certains pensent qu’il a dû mourir par asphyxie dans le deuxième dessous du théâtre où il devait passer pour gagner son trou. On n’a pas pu encore parvenir jusqu’à cet endroit en raison de l’amas de débris de toutes sortes. […].
À la morgue, il ne reste plus qu’un seul cadavre retiré des décombres. Cependant, des personnes s’y présentent encore pour obtenir des renseignements au sujet de membres de leur famille qu’ils n’ont pas revus depuis l’incendie du théâtre, ce qui laisse supposer qu’il se trouve encore des corps réduits à l’état de charbon dans les décombres ».

Un gala de bienfaisance est donné au profit des victimes de cet incendie et organisé au Théâtre des Champs-Élysées le 28 octobre 1928 sous le haut patronage de Paris-Midi avec un grand nombre d’artistes espagnols qui étaient présents à Paris. Carlos Gardel et Manuel Pizarro ont participé à ce « grand gala d’art espagnol ».

Dans Le Gaulois du 23 octobre 1928, à la rubrique carnet de la charité, on pouvait lire : « […]. Au profit des victimes de l’incendie du Théâtre des Novedades de Madrid, un grand gala d’art espagnol aura lieu le dimanche 28 octobre, à vingt-et-une heures, au Théâtre des Champs-Élysées. Notre confrère Paris-Midi a accordé son patronage à cette manifestation que présidera Son Excellence M. Quinones de Leon, ambassadeur d’Espagne. Au programme : […] M. Carlos Gardel, l’orchestre argentin Manuel Pizarro, […], la chanteuse brésilienne Rosita Barrios et tous les artistes chorégraphiques espagnols actuellement à Paris ».

Dans Paris-Soir, le 3 décembre 1928, Marc Blanquet écrit à propos d’un spectacle organisé par un journal : « […]. Un public d’élite, composé des plus hautes personnalités politiques, diplomatiques et artistiques se pressaient dans la coquette salle des fêtes pour applaudir un programme en tout point digne des précédents, de glorieuse mémoire. […]. Carlos Gardel, qui vit ses chansons et fait parler sa guitare, remporta le plus éclatant succès. Foujita, Marie Dubas, le chanteur lyrique Muratore, Yvette Guilbert, Damia, etc., participaient à ce spectacle.

À l’approche de Noël, Carlos Gardel à sa photo en couverture de La Rampe, privilège accordé aux seules grandes vedettes.

Carlos Gardel enregistre pour Odéon notamment El Carretero lors de sa première séance d’enregistrements. Les enregistrements commencent le 11 octobre pour se terminer en décembre. Il enregistre 36 morceaux dont trente tangos et dédicace ses disques avenue de l’Opéra. Durant son séjour à Paris, Carlos Gardel aura vendu 110 000 disques. Un jour, il dédicace ses disques à l’Opéra Corner situé 38, avenue de l’Opéra.

Il songe à acheter une propriété dans le Bois de Vincennes mais finalement y renonce.

En janvier 1929, il fait un court séjour en Italie.

De retour à Paris, il se produit à l’Empire à partir du 22 février 1929.

Le 5 février 1929, Carlos Gardel est invité au bal des Petits Blancs à l’Opéra. Il chante habillé tout en noir avec un pañuelo rouge sur le célèbre Pont d’argent devant un parterre où l’on remarque Maurice Chevalier, Raimu, Mistinguett, Osvaldo Fresedo, etc.
À la demande du Président de la République, Gaston Doumergue, il chante El Carretero. Le succès est tel qu’il donne plusieurs bis.

Le Bal des Petits Lits Blancs en 1926 et son Pont d’argent.

Carlos Gardel est au Casino de Cannes du 8 au 19 février 1929. C’est son premier séjour sur la Côte d’Azur. Son cachet est phénoménal (4000 francs par soirée).
À Nice, au Palais de la Méditerranée, Gardel partage la scène avec Julio de Caro. Il y rencontre Charlie Chaplin et lui conseille de s’investir dans le cinéma.

Du 22 février au 7 mars il est à Paris pour chanter à l’Empire. Il écrit à Razzano : « Je suis la vedette et […] on me considère comme un artiste extraordinaire ».

Carlos Gardel retourne à Barcelone où il chante vingt jours au Principal Palace, puis à Madrid où il se produit au Teatro Avenida pendant dix jours. C’est à cette période-là qu’il se fâche avec Ricardo.

Gardel part pour Buenos Aires le 16 juin 1929 après neuf mois d’absence et fait part de son ressenti sur son long séjour en France. Il explique que le public ne comprend pas la langue espagnole mais adore la mélodie et son interprétation. Il confirme le succès phénoménal de El Carretero et de façon plus générale l’engouement des Parisiens pour le tango.

À bord du Conte Rosso.

De retour à Paris, il participe à un spectacle au Palace. Dans la revue Comœdia du 23 mai 1931, il est rendu compte de sa prestation :

« Carlos Gardel au Palace, le grand artiste que tout Paris connaît et admire, vient de faire une rentrée triomphale dans la sensationnelle revue Parade de femmes, dont toute la presse célèbre le triomphe. Jusqu’à ce jour, jamais nous n’avons senti tout ce qu’il y avait de tendresse, de naïveté, de poésie, de passion forte et mélancolique dans l’âme mystérieuse d’un gaucho ou d’une jeune fille sud-américaine. Carlos Gardel est l’enfant gâté de Paris. Remercions MM. Dufrenne et Varna de nous l’avoir rendu ».


Le 23 mai 1931, la revue Comœdia rend compte de Parade de femmes donnée au Palace :
« Parade de femmes revue en deux actes et 45 tableaux de MM. Henry Varna, Léo Lelièvre et Marc Cab
[…]. Les amateurs de spectacles de variétés retrouveront avec plaisir dans cette revue plusieurs attractions très adroitement utilisées, présentées à leur avantage dans ce cadre nouveau, où elles prennent un curieux relief. Carlos Gardel, l’admirable chanteur populaire argentin, est la première vedette de ce spectacle. On s’est contenté de couper en deux son tour de chant, et de lui ménager deux entrées à surprise, au centre du joli tableau de La Pergola enchantée, et après la danse gitane de la Dame de cœur dans le tableau des Jeux de cartes. Il n’y avait, en effet, qu’à laisser un tel artiste chanter son répertoire habituel, dans son costume caractéristique. Succédant sur cette scène à la Revue argentine, Carlos Gardel trouve au Palace une atmosphère sympathique. Il fait l’effort de chanter en français Mesdames, c’est vous et Folie, et il prête à cette dernière chanson, chef-d’œuvre du regretté Nilson Fyscher, des accents bien émouvants. Mais on retrouve avec un nouvel enchantement ses interprétations poétiques, si curieusement nuancées, de la chanson rustique El Carretero et de plusieurs tangos devenus justement populaires. Je n’ai pas à refaire ici l’éloge du talent de Carlos Gardel, que j’ai eu l’occasion d’analyser plusieurs fois, notamment à propos de ces passages à l’Empire en février 1929 et décembre 1930. Disons seulement qu’il a peut-être encore gagné en finesse et en émotion et que les guitaristes qui accompagnent le chanteur avec une délicatesse et une sensibilité remarquables doivent être associées à son succès. […] ».

Comœdia, 1931

Le 10 août 1931 il embarque pour Buenos Aires sur le paquebot Conte Verde avec ses guitaristes. Ils arrivent le 20 août et l’accueil est plutôt mitigé.

En 1932, Carlos Gardel effectue son dernier voyage en Europe mais sans ses guitaristes pour lancer des projets de cinéma. Il va à Nice, Milan et Toulouse.
Il revient à Paris où il enregistre des tangos, parfois en français comme Je te dirai.

Ses nombreuses semaines passées à Paris couronnées de succès éclatants ont marqué et laissé un souvenir merveilleux à ceux qui ont assisté à ses spectacles ou récitals.
Il est curieux qu’aucune rue ne porte son nom à Paris.

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NOTES

1) Parmi les nombreux livres de Francis Carco :
De Montmartre au Quartier latin, 1926.
Montmartre à vingt ans, 1938.
Souvenirs de Montmartre et d’ailleurs, 1938.

Concernant la bibliographie de Jean-Paul Caracalla :
Montmartre, gens et légendes, 2007
Champs-Élysées : une histoire, 2009
En remontant le boulevard, 2012 

2) Ce bateau à la décoration luxueuse et pouvant accueillir 2350 passagers a été lancé en octobre 1922. Il appartenait à la Lloyd Sabaudo et assurait le plus rapidement possible les liaisons transatlantiques entre l’Argentine et l’Italie. Il a été appelé Conte Verde, nom qui était donné à Amédée VI de Savoie (1334-1383).
Les lignes transatlantiques étaient en plein développement en raison d’une émigration européenne de plus en plus importante vers l’Amérique et la naissance d’un flux touristique américain vers l’Europe.

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3) La Rampe, le 15 octobre 1929, dans un article intitulé Paul Santo en fumant le narguileh dresse son portrait  :

« Je connaissais Paul Santo par les réalisations extrêmement heureuses, d’une diverse somptuosité, dont il nous donna incessamment le témoignage, qu’il s’agisse de l’ensemble « Harpes et Jazz » et des « Ingénues » dans le cadre à la fois traditionnel et moderne, chaleureux infiniment, de l’Embassy, qu’il s’agisse de l’émouvant Carlos Gardel dans le décor si « Invitation au Voyage » de Florida […]. Mais, personnellement, je n’ai « découvert » Paul Santo qu’un après-midi de l’été dernier, au « dining-room d’affaires » de l’Embassy. Il en parcourait, comme au hasard, les allées, s’entretenait avec l’un, avec l’autre, non comme un « patron », mais comme un ami, avec une simple et cordiale élégance qui séduit dès l’abord, sans empressement de mauvais aloi, et toutefois sans nonchalance, mais sympathiquement, comme s’il ne traitait pas ainsi chaque jour cent affaires, à raison de vingt-quatre heures de travail par jour !

Cette attitude – que maîtrise excellemment une façon de flegme souriant – je l’ai retrouvée dès hier, dans la voiture qui, de l’Opéra à la Place Pigalle, nous emmenait, du «Tienda » au « Narguileh ».

[…] Or, Paul Santo, lui, tout de suite et tout naturellement, s’adapte à l’atmosphère (qu’il a d’ailleurs lui-même suscitée). Il le fait, croyez-le bien, sans pose, sans snobisme d’aucune sorte, mais, encore une fois, par goût et par probité. Il s’émeut comme au premier soir des rythmes charnels des danseuses, se passionne inlassablement à l’art en effet extraordinairement nostalgique, frénétique et alangui, voluptueux et mystique, des cordes que caresse aux griffes un virtuose inouï qu’on nomme Georges… Parallèlement, Paul Santo a d’autres âmes pour Florida, ou le Perroquet, ou […] Palermo, où l’Embassy, ou la Plantation. Et, avec ses états divers selon le cadre, il demeure toujours lui-même, avec une discrétion charmante, faisant mettre en veilleuse tel lampadaire pour que le torse nu de la danseuse frissonne sous mille paillettes d’ombre et de lumière […].

[…] J’ai voulu tenter « en bloc » un relèvement, une renaissance du genre de distraction. […] Qu’était devenue, en effet, le cabaret « chic », le cabaret de nuit ? Il était devenu ce qu’on appelle la « boîte de nuit ». Allez, les mots sont significatifs ! C’est que, de par l’absence d’initiative, la loi du moindre effort s’était peu à peu implantée. Elle régnait en maîtresse, puissante. D’abord, il semblait qu’on ne puisse concilier le bien-manger et le bon spectacle. Et, bien souvent, en faite de conciliation, on s’en tirait (on s’en tire encore, hélas ! En certains lieux, et vous le savez mieux que moi…), on s’en tirait en ne donnant ni bonne cuisine ni bons artistes ! Montmartre n’a dû sa « décadence » qu’à cela [c’est une des raisons qui explique que les noctambules quitteront peu à peu Montmartre pour un autre quartier, Montparnasse].

– Mais, dis-je, c’était précisément un coup d’audace que d’avoir choisi ce Montmartre « surbaissé » pour y relever le cabaret…

– Précisément. Montmartre doit renaître… […] parce qu’il est le seul terrain d’élection de ce genre de spectacle, parce que seul il a une tradition du cabaret.

Je ne vous dis évidemment pas, poursuit M. Paul Santo, qu’il faille aveuglément suivre cette tradition : depuis le Chat Noir, nous avons évolué ! Mais les distractions de ce temps-là, pour n’être pas les nôtres, n’en étaient pas moins de qualité.

– Que faut-il donc pour que Montmartre se relève ? De l’émulation, de la qualité, de la diversité. Le principe étant posé, voici comment j’ai voulu réaliser mon projet : comment mettre en pleine lumière les qualités d’un nombre important d’artistes, comment créer une émulation, comment être varié, enfin, si l’on ne dispose que d’un seul établissement ? […] J’ai maintenant dix établissements.

On imagine l’effort que représente incessamment une telle direction, et ainsi comprise. Paul Santo est, en effet, constamment, son propre émule ! Il apporte ici la réunion de toutes ses qualités d’animateur, de tout son discernement d’homme de goût. Et ce n’est pas tâche facile. Sachez que le programme doit être élaboré en fonction du public, non pour flatter servilement celui-ci, mais pour ne pas le choquer par une révolution trop brusquée, mal préparée, et pour lui donner des spectacles qui s’adressent à la fois à une clientèle déterminée, « aiguillent » avec tact le goût de cette clientèle. Faut-il rappeler que c’est à Paul Santo que nous devons la révélation à Paris du célèbre chanteur de tangos argentins Carlos Gardel, qui demeura pendant des centaines de soirs en exclusivité glorieuse à Florida, et dont on peut dire qu’il a consacré là l’apogée de sa renommée de grande vedette internationale ?

[…] Il est bien évident que Paul Santo poursuit ici deux idées : réapprivoiser la clientèle parisienne qu’avait justement effarouchée l’indigence de certains lieux, et rassembler la clientèle étrangère. Disons tout de suite que, dès le début de cette saison, Paul Santo semble avoir réussi brillamment ce double tour de force, en conviant les plus éclatants des spectateurs autour de Maurice Chevalier dans le cadre unique de Florida ».

4) Raquel Meller (1888-1962) était une chanteuse et actrice espagnole, une des gloires des grandes salles du music-hall à Paris comme l’Olympia, l’Alhambra, le Casino de Paris, le Palace et Bobino.
Raquel Meller

5) En réalité, Léon Perrier n’a pas assisté à la soirée pour les raisons expliquées par le journal Le Petit Parisien, le 1er octobre 1928, dans un article intitulé M. Léon Perrier a un bras fracturé dans un accident d’automobile : « Le ministre des Colonies venait de présider l’inauguration du viaduc de la Bonne.

Léon Perrier vient d’être victime d’un grave accident d’automobile, à la suite d’une collision qui s’est produite sur la route de Chantelouve, entre sa voiture et celle d’un inspecteur des eaux et forêts.

Monsieur Léon Perrier a eu un bras fracturé. […].

Monsieur Léon Perrier avait présidé, aujourd’hui [30 septembre], l’inauguration du viaduc sur la Bonne, dans le canton du Valbonnais, viaduc construit pour la ligne de chemin de fer de la Mure à Gap. […].
C’est Monsieur Albert Sarraut qui le remplace durant sa convalescence ».

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