Les Possédées

00En 1907, la Garde républicaine enregistre le tango El Sargento Cabral.

En 1911, Le Figaro annonce sans l’ombre d’un doute : « Ce que nous danserons cet hiver sera le Tango Argentin, une danse gracieuse, ondulante et variée ».
Un an plus tard, telle une déferlante, effectivement le tango envahit Paris.

C’est dans ce contexte que Sem (de son vrai nom Georges Goursat, 1863 – 1934 ; voir note 1) écrit Les Possédées, opuscule de 14 pages qui regroupe trois articles publiés dans Le Journal les 15 avril 1913 (n°7.507), 28 avril 1913 (n°7.519) et 18 mai 1913 (n°7.539).

En 1923, cette œuvre, divisée en trois chapitres qui correspondent aux articles des trois livraisons, fera partie de La Ronde de Nuit (il y aura deux autres rééditions en 1928 et 1930).

En fin observateur, Sem décrit le tango à Paris dans un style vivant, aux remarques cocasses et pleines d’humour. Le caricaturiste se transforme en analyste subtil de ce nouveau phénomène social qui allait s’imposer et braver les interdictions (cf. pour le détail L’Église, les intellectuels et la société face au tango au début du XXe siècle).

Dès le titre, l’accent est mis sur les femmes, véritablement possédées et enivrées par cette nouvelle danse. Leur « hâte fébrile » fait « qu’elles trébuchent dans leur robe trop étroite et sur leurs hauts talons, elles se précipitent vers le porche [de l’immeuble où l’on danse] « au rythme d’une musique obsédante, qui trouble la paix bourgeoise des étages ».

L’auteur met en avant le contraste entre l’élégance des danseurs et danseuses et la « nudité du vague local » où l’on danse le tango.

La façon de danser retient particulièrement son attention : « Les corps enlacés, entrelacés, poitrine à poitrine et ventre à ventre, se frôlant, s’encastrant par des tensions appuyeuses, réglées et savantes, tournent lentement, se convulsent presque sur place aux accents de cette incantation triste et exaltée. […] Cette évolution déconcertante, cette quasi immobilité tourmentée n’ont de la danse ni son emportement, ni son allégresse physique, ni son délire de mouvement ». […] Est-ce un traitement ? De la culture physique ? N’est-ce pas plutôt un moyen de volupté ? Est-ce un sport ou un vice ? Sont-ce des névrosés, des exhibitionnistes ou des maniaques ? »

Au-delà de ce constat, les danseurs et danseuses sont particulièrement observés. Les premiers : « Air sérieux et absorbé, frénésie contenue, précision pour ainsi dire liturgique, expression ardente de conviction et de foi, rite sacré ».
Les secondes : « Les femmes, en proie à une exaltation mystique […] penchent des visages extasiés, les yeux clos comme sur un rêve intérieur, graves et recueillies comme des communiantes à la sainte table… tournante ». « Il se dégage de toutes leurs attitudes, même les plus sensuelles, quelque chose de supérieurement chaste, de noble, de religieux ». Voilà une description qui a probablement enchanté Monseigneur Amette, archevêque de Paris, qui deux ans plus tard, interdisait le tango aux fidèles !

Rarement un article aura été écrit avec de si nombreux mots traditionnellement utilisés pour le domaine religieux, l’auteur ayant voulu montrer que le tango était presque un culte pour ceux qui le  pratiquaient.

L’auteur se livre aussi à ce qui peut s’apparenter à la première analyse sociologique sur le tango à Paris. Si « la moitié de Paris frotte l’autre », c’est avec la particularité d’un brassage social caractérisé (comme l’auteur le souligne, un grand d’Espagne peut croiser un industriel ou un soldat). « Loulou retrouve au contact de la cheviote râpeuse du complet, imprégnée des parfums évocateurs et défendus, sur le corps souple de l’Argentin encore vibrant du tango précédent, un reste de l’ardeur initiatrice de la jolie artiste qui vient de s’y pâmer ». Mais la danse terminée, chacun rentre chez soi avec ses « préjugés, dédains et distance ». La danse n’est qu’une parenthèse et les danseurs « ne se connaîtront plus ».

S’agissant de la musique et de la danse, l’auteur montre bien de quel tango il s’agit et met en exergue qu’il ne faut pas confondre tango argentin et tango espagnol (même s’il n’écrit par le mot, il fait référence à ce que l’on appelle le tango andalou) : « Le tango espagnol, à boléro et à castagnettes, aussi désuet qu’Otero et Tortojada, n’est plus qu’un vieux tambourin crevé, souvenirs poussiéreux des cotillons d’antan. Seul existe le tango argentin, l’idole du jour ».

À l’époque, les données n’étaient pas si nombreuses sur le sujet des origines du tango et les explications alambiquées fleurissaient ou étaient fantaisistes, question qui est d’ailleurs encore controversée de nos jours. C’est probablement la raison qui explique une erreur faite par l’auteur qui ne mentionne pas que le tango, en dépit de ses origines, est très vite devenu une danse des villes. Il faut donc relativiser sa pensée quand il écrit que le tango est « une danse pastorale » et « le tango, du fond des campagnes, parvint jusqu’à Buenos Ayres (sic) avec les convois de bœufs qu’escortaient jusqu’à la capitale ces bardes des pampas».

L’originalité de l’auteur est de faire une corrélation entre le côté voyou et canaille de certains danseurs, et la danse. Il décrit les Apaches argentins [allusion aux Apaches parisiens, rôdeurs et voyous, mentionnés par la presse surtout à partir de 1910] qui rappellent « les nervis de Marseille et les ruffians de Naples » vêtus « d’un veston court et d’un large pantalon qui s’écrase sur des bottines à hauts talons, la chemise étincelante de faux brillants ». Ils ont un rapport direct avec le tango en raison du « caractère de leur démarche et de leurs attitudes […] Ils sont les vrais créateurs du tango argentin qui n’est que le développement de leur attitude disciplinée par un rythme et mué en danse. C’est ce déhanchement bassement lascif qu’ils continuent dans le tango ». Leur démarche a dès lors une explication : Ils rasent les murs avec souplesse pour « se garder d’une attaque en traîtrise […]. Les jambes ployantes, ramassés sur eux-mêmes, comme prêts à bondir ». Des années plus tard, Francis Carco reprendra cette idée quand il décrira l’atmosphère de l’établissement « Le Tango » de la rue au Maire à Paris (voir note 2).

Un passage particulièrement intéressant concerne un point historique, à savoir, le rôle de Paris qui a transformé le tango, considéré comme infect à Buenos Aires, en danse pleine de séduction.
Le rôle des Parisiennes et leur engouement a été déterminant. Elles renient Saint-Germain-des-Prés pour les Grenouilles (allusion directe au Barrio de las Ranas de Buenos Aires), c’est-à-dire principalement les quartiers pauvres qui voient se développer des lieux de danse qui seront concentrés à Montmartre avant de se multiplier dans tout Paris (à une époque, on comptait 150 lieux de danse où l’on pouvait danser le tango dans la capitale à tel point qu’on les dénombrait par arrondissement dont une partie est décrite dans Le Tango à Paris entre 1920 et 1955).

Intéressant aussi est le point de vue de l’auteur sur la qualité de la danse des Français. Ils ne soutiennent pas la comparaison avec les Argentins en raison de leur style qui « est trop orné, trop chargé de fioritures, pas assez concentré. […] Trop de sérieux, trop de foi, trop de culte » [un peu plus tard, on retrouvera ce jugement concernant la clientèle française de l’endroit le plus célèbre pour le tango, El Garrón).

Aussi, « le tango de Paris, c’est le tango argentin décotinisé […], un article de la rue de la Paix ».

Le tango reviendra à Buenos Aires, « paré de toutes les grâces de Paris, parfumé, ondulé, adorablement chiffonné ».
Un an plus tard, Jean Richepin prononcera son célèbre discours sur le tango devant les Cinq Académies lui apportant une sorte de consécration officielle.

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NOTES

1) Sem qui était aussi un caricaturiste célèbre, a écrit de nombreux articles dans plusieurs revues comme Femina (Le Chemin Dames, 1917), Je sais tout (La mode masculine, 1906), Le Journal (Un après-midi en Russie, 1916), Flirt (Le noir est encore à la mode, 1922), etc.

2) « La rue [au Maire] avait un air de fête, comme chaque soir. Le haut mur noirâtre dressait sa masse inerte et mystérieuse au-dessus du feu pâle, qui n’en éclairait que le bas et la flèche, où les trois lettres du mot « bal » s’inscrivent dans la nuit. Les mêmes échos de grelots et d’accordéon venaient mourir au pied de ce mur. Des filles, des types à casquette en longeaient la paroi sur laquelle leurs ombres se profilaient avec une lenteur sournoise, une approche animale et suspecte ».

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