Francisco Canaro ou l’homme-orchestre moderne

Les parents de Francisco Canaro, Italiens, ont émigré en Uruguay et c’est dans ce pays qu’il est né en 1888. Toute la famille s’installe ensuite à Buenos Aires en 1898 et vit dans une très grande pauvreté qui l’a beaucoup marqué, expliquant sans doute son action future sans relâche pour protéger financièrement les artistes, notamment les compositeurs.

Les premières paroles qui ont été prononcées à la naissance de Canaro ont été catastrophiques. En effet, en raison d’une touffe de cheveux bien droite et bien visible qu’il avait sur la tête, la sage-femme s’est écriée : « On dirait un pirincho ! », allusion peu flatteuse au volatile vivant dans la région du Rio de la Plata qui a une crête qu’il hérisse quand il est surpris ou en colère (de nos jours on dirait qu’il ressemblait à un punk). Savait-elle à ce moment-là que ce nouveau-né, futur musicien de génie, appellerait un jour un de ses célèbres orchestres « Quinteto Pirincho » et qu’il ressemblerait physiquement à Saint-Exupéry ?

Dès son plus jeune âge, Canaro a été attiré par la musique et plus spécialement par le violon. Ses parents ne pouvaient pas lui en acheter un et il a alors l’idée de fabriquer un instrument de façon rudimentaire avec ce qu’il avait sous la main, c’est-à-dire un bidon d’huile, un manche en bois et quelques cordes. Ce « violon » a remplacé la guitare qu’un de ses voisins lui prêtait de temps en temps.

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LA CARRIÈRE DE FRANCISCO CANARO

Canaro (le troisième à gauche) avec ses musiciens

Elle se caractérise par sa longévité et le goût de la novation permanente sur tous les plans.

C’est donc un autodidacte qui apprend la musique et, peu à peu, il va parvenir à jouer dans des cafés, des bals de quartier dans le cadre d’un trio composé de Samuel Castriota (piano), Vicente Loduca (bandonéon) et lui au violon.

En 1912, alors qu’il n’a que 24 ans, il décide de composer des tangos comme Matasanos, suite à une commande d’étudiants en médecine (voir note 1).

Il développe son orchestre dont il assumera dorénavant la direction musicale, formation qui aura parfois un nombre impressionnant de musiciens.

Sa carrière se développe principalement après la Première Guerre mondiale. En effet, en 1925, il décide de se faire connaître à l’étranger et part en France, plus précisément à Paris, avec son Trio Argentino, ville dans laquelle il restera deux ans (voir note 2). Il faut imaginer le choc que sa venue a dû produire auprès du public français qui découvrait un son nouveau, quand par exemple il a joué au Dancing Florida qui se trouvait dans le foyer du Théâtre Apollo qui était une salle de music-hall de la rue de Clichy. Canaro va jouer dans la capitale française aux côtés d’un pianiste, un certain Lucio Demare, ce qui démontre la richesse artistique de Paris à cette époque (voir note 3).
C’est peut-être en hommage à la France que des années plus tard Francisco Canaro jouera Francia, une très belle valse.

Canaro (à droite) avec l’orchestre Vicente Greco vers 1915

En 1927, il retourne en Argentine et entreprend une tournée pour se faire connaître davantage car rien ne dit que son succès en Europe était connu dans son propre pays car les moyens de communication étaient balbutiants et, en outre, pendant son absence de très bons orchestres s’étaient constitués. Il fallait donc qu’il se fasse connaître davantage et qu’il affronte la concurrence, ce qu’il réussit parfaitement à faire.

Son succès et sa renommée bien établis, Canaro repartira dans la suite de sa carrière en Europe (France, Espagne) puis dans divers pays d’Amérique, et fera même une tournée au Japon peu de temps avant sa mort (il meurt de la maladie de Paget), en 1964.

En 1937, Canaro crée un orchestre, le Quinteto Pirincho avec lequel il enregistrera énormément et fera de nombreux passages à la radio. Son succès le conduira à disposer de plusieurs orchestres qu’il mettra à la disposition de certains de ses frères (Juan et Rafael).

En plus d’être violoniste et chef d’orchestre, Canaro a beaucoup composé, principalement entre 1908 et 1920. Parmi ses compositions de musique  les plus célèbres on peut citer : Nobleza de arrabal, Madreselva, Charamusca, Mano brava, La ultima copa, El Pollito, Sentimiento Gaucho, El Opio, La tablada, Adiós Pampa mia, etc.

Il a aussi été parolier pour des tangos qui parfois étaient étroitement liés à sa vie privée, comme sa liaison avec Ada Falcón : El Tigre Millán, Yo no sé que me han hecho tus ojos, Te quiero, Los ojos más lindos, Lo que nunca te dirán, etc.

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LE STYLE MUSICAL DE CANARO

Le caractère musical de Francisco Canaro est ambivalent : au-delà d’un style sobre et « carré », bien marqué, son apport à l’art musical a été exceptionnellement novateur, et ce beaucoup plus que sa musique ne le laisserait supposer.

Il n’a pas un style spécifique clairement identifiable comme peut l’être celui d’Osvaldo Pugliese ou Juan D’Arienzo. Il faut en rechercher l’explication probablement dans la position qui était la sienne dans l’histoire musicale dans laquelle il a évolué.
Quand il commence sa carrière, le style musical est celui de la Guardia Vieja dont il verra disparaître l’influence au profit des orchestres de la Guardia Nueva dans laquelle s’inscrira la suite de sa carrière. Il est donc à la charnière de deux styles musicaux liés à deux époques bien différenciées : il fera évoluer le premier style mais il ne s’inscrira pas totalement dans le second comme le feront Osvaldo Pugliese et Juan D’Arienzo plus jeunes que lui de 17 ans et 12 ans respectivement.

Cette évolution dans laquelle il a joué un rôle majeur fait de Francisco Canaro un novateur, un pragmatique et un visionnaire incontestablement moderne à tel point que ses innovations n’ont jamais été remises en cause par la suite. Elles concernent aussi bien la conception de la structure musicale que son exécution car il avait constamment à l’esprit la volonté de plaire et de s’adapter au goût du public au fur et à mesure des années (en ce sens il est très différent de Carlos Di Sarli dont le style était lui aussi exceptionnel mais plutôt linéaire).

Canaro avec Troilo et Discepolo

En ce qui concerne les innovations musicales, elles sont fondamentales.

Il introduit la contrebasse dans une formation musicale pour la première fois dans l’histoire du tango et fait appel à Leopoldo Thompson en 1916.
Alors que les orchestres étaient cantonnés à des versions exclusivement instrumentales, Canaro fait appel, en 1924, pour la première fois dans l’histoire de ce genre musical, à un chanteur (Roberto Diaz puis suivront Ernesto Famá, Roberto Maida, etc.).

Parallèlement, il innove aussi en faisant appel à des chanteurs ayant pour vocation de chanter uniquement le refrain ce que l’on appellera les estribillistas (Agustín Irusta et Roberto Fugazot par exemple). Osvaldo Fresedo, adoptera ce nouvel élément jusqu’en 1930 environ.

Quelques années plus tard, il engage des chanteuses ce qui ne s’était jamais fait auparavant comme Teresa Asprella, Linda Telma, Ada Falcón et Libertad Lamarque, etc. Lors de son séjour parisien, le public a dû être émerveillé d’entendre des tangos chantés tant par des hommes que par des femmes. Puis viendront des duos aussi bien dans les tangos que dans les milongas, soit des duos entre deux voix masculines, soit des duos mixtes (voir note 4).

Il est particulièrement frappant de constater que la voix est toujours utilisée au bon moment chez Canaro et qu’elle se fond naturellement avec l’orchestre ou le complète parfaitement. Voici deux exemples significatifs :

Il utilise à merveille la trompette bouchée et la clarinette dans les arrangements musicaux, ce qui donne un son entièrement nouveau et original pour l’époque.

Mes remerciements à Douchenka pour avoir trouvé cette vidéo originale de la Milonga del Treno  sur Poema dans laquelle on voit Canaro diriger :

Les milongas de Francisco Canaro peuvent être très rapides (ex. : Reliquias Porteñas, No Hay Tierra Como la Mia) alors que les valses ont souvent un tempo lent comme Vibraciones del Alma.

Canaro a aussi beaucoup innové dans l’interprétation musicale.

En 1921, il a dirigé une formation musicale très étoffée pouvant aller jusqu’à 32 musiciens ce qui était inouï pour l’époque (cela représente environ le tiers d’un orchestre de musique classique actuel). Il n’a pas hésité à se produire dans des lieux les plus variés comme les cabarets à la mode (Armenonville, Royall Pigall), les théâtres, et son orchestre a été le premier à jouer dans les salons aristocratiques de Buenos Aires.

Canaro (au centre) avec son Orquesta Tipica Sinfonica

Son modernisme l’a conduit à exploiter au maximum les moyens modernes de diffusion de la musique aussi bien en ce qui concerne le son que l’image car très vite il a saisi l’intérêt de la radio et a participé à de nombreuses émissions notamment avec le Quinteto Pirincho créé en 1937.

En plus des tangos, valses et milongas, Canaro a joué divers styles : polka (par exemple Maldición Gitana en 1941), candombe, ranchera, foxtrot, marche, et même un foxtrot-milonga chantée par Charlo (Cantando Bajo la Lluvia), etc.

Cantando Bajo La Lluvia

Mais surtout, il s’est investi plus que quiconque d’une part, dans l’enregistrement musical et, d’autre part, dans la diffusion de nouveautés.

À titre d’exemple, il a été le premier à vouloir enregistrer une milonga ce qu’il fit en 1933 en choisissant Milonga Sentimental sur laquelle bien des couples dansent encore aujourd’hui avec bonheur. Il n’hésitera pas par la suite à jouer les milongas extrêmement rapides sachant que ses valses sont plutôt lentes.

Dans toute sa carrière, il a fait 3925 enregistrements répertoriés de façon certaine ! Certains avancent un nombre encore plus important. C’est donc le musicien qui détient le record des enregistrements en tango argentin et de loin, record qui a bien peu de chances d’être égalé un jour.

Loin de s’en tenir aux enregistrements exclusivement sonores, Canaro a très vite compris l’importance que l’image allait prendre dans la société et s’est beaucoup investi dans le cinéma à un double niveau.
Il s’est intéressé de près aux comédies musicales en devenant producteur avant d’être producteur de films avec la Compañia Argentina de Films Rio de la Plata, mais sur ce dernier point, il a connu l’échec. Parmi ses comédies musicales, les plus célèbres sont la première qui date de 1932 La muchachada del centro, puis La canción de los barrios, etc. Quant à ses films, on peut citer notamment Ídolos de la radio, Turbión, Con la música en el alma, Dos amigos y un amorCorrientes… calle de ensueños !, la plupart tournés entre 1934 et 1938.

Extraits :

Dos Amigos y Un Amor  de 1937 (la seule et unique apparition de Canaro et Roberto Maida dans un même film)

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Il a eu un rôle particulièrement actif dans la protection des artistes, et plus précisément des compositeurs, dans la mesure où il a réussi à concrétiser en 1936 un organisme qui les protége à savoir la Société Argentine d’Auteurs et Compositeurs de Musique dont il a été un de ses présidents. La carrière de Francisco Canaro a donc été d’une exceptionnelle longévité et d’une créativité impressionnante retracée par lui-même en 1956 dans ses mémoires Mis 50 años con el tango.

Certains compositeurs lui ont rendu hommage au point de composer des tangos : Canaro de Josè Martinez, Canaro en Paris de Scarpino et Caldarella, Pirincho de Padula.

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NOTES

1) Les bals ou fêtes de fin d’année des étudiants donnent parfois lieu à des commandes qui ont fait date dans l’histoire de la musique. Si Canaro a composé une œuvre pour une fête des étudiants en médecine, Mozart a composé un divertimento célèbre pour une fête d’étudiants.

2) Avant Canaro de nombreux artistes Argentins se produisaient à Paris : Manuel Pizarro, Eduardo Bianco, etc.

3) À cette époque, certains très grands artistes ont cherché à acquérir une renommée internationale en quittant leur pays. Ainsi Enrico Caruso, célèbre ténor, a quitté son Italie natale pour conquérir l’Amérique au début du XXe siècle. Il faut imaginer ce que représentaient ces très longs voyages à l’époque et la gloire dont ces artistes bénéficiaient alors à leur retour dans leur pays.

4) Parmi les chanteurs et chanteuses qui ont collaboré avec Francisco Canaro on peut citer notamment : Carlos Gardel, Ernesto Famá, Roberto Maida, Alberto Arenas, Charlo, Eduardo Adrian, Nelly Omar, Carlos Roldan, Mario Alonso.

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DISCOGRAPHIE

Parmi la gigantesque discographie de Francisco Canaro, voici quelques disques indispensables pour bien le connaître.

Tout d’abord, le meilleur disque de Canaro selon moi :

Puis :

Et pour finir :



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